Le Canal Zola, par Emile Zola (La Provence, 17 février 1859)

Dithyrambe

I

Ce n'étaient que rochers aux gigantesques cimes,
Que pierres, que vieux pins et qie profonds abîmes
Où s'engouffraient les eaux ;
Ce n'étaient que déserts, qu'une sombre nature
Qu'un terrain tourmenté, déchiré, sans verdure,
Qu'un immense chaos !

Quand, façonnant le monde et lui donnant naissance
Sans doute pour montrer quelle était sa puissance
A toute nation,
Le Créateur après la sixième journée
Laissa là tous ces blocs, ébauche abandonnée
De la création.

Tout était immobile. Un nuage qui passe,
L'autour au loin planant au milieu de l'espace,
Le bruissement des flots,
Et la branche, tombée au courant qui la pousse,
Des lieux encore empreints d'une grande secousse
Troublaient seuls le repos.

Le sifflement du vent, le chant du solitaire,
Le cri de l'aigle altier qui regagne son aire
Là-haut parmi les rocs :
Ce sont là les seuls bruits que l'écho vous renvoie
Mêlés aux hurlements des animaux de proie,
Aux chutes des grands blocs.

Pas une voix humaine et pas un seul visage ...
Aucune trace encor n'indiquait le passage
De l'homme tout-puissant.
Cette nature est vierge ; elle n'avait encore
Accueilli dans son sein que la céleste aurore,
Que le soleil brûlant.

Ce n'était que chaos !.. Pourtant, ce coin de terre
Laissé par les humains intact et solitaire,
- Eux qui vont en tous lieux -
Auprès d'une cité, cité que sa puissance
Jadis fit commander aux cités de Provence,
S'élevait sous les cieux.

Les rocs s'étaient dressés ! Planant sur la vallée,
Altiers, ils semblaient dire à la voûte étoilée :
"Nous montons jusqu'à vous !"
Ils disaient aux mortels qui contemplaient leurs cimes :
"Vous n'irez pas plus loin sur nos hauteurs sublimes :
A nos pieds restes tous."

II

O nature ! nature !
Tu nous dis : "Créature,
Ne viens pas jusqu'à moi,
Quelle est donc ta folie !"
Quoi ! la Nature oublie
Qu'ici-bas l'homme est roi !

De nous un seul caprice
Au fond du précipice
Renverserait les monts.
Nature téméraire,
Tout se peut sur la terre,
Quand l'homme dit : Voulons !

Si le rocher vous gêne,
La mine vient, l'entraîne,
Le renverse croulant.
La plaine est trop profonde,
Bientôt la pierre abonde
Et la comble en tombant.
Oh ! passage, passage !
Baisse-toi, mont sauvage ;
Mont, il faut s'abaisser !
Combez-toi, précipice,
Oh ! que tout s'aplanisse ...
Un himme veut passer !

III

Un homme veut passer !.. La terre est sans verdure ;
La plaine manque d'eau ; le laboureur murmure,
Et, sur le sol brûlé, le soleil radieux,
Moqueur, décrit toujours sa courbe dans les cieux ;
Se penchant tristement sur sa tige flétrie,
La plante se dessèche et meurt dans la prairie.
Plus de bosquets : voici la brûlante saison,
Si l'orage parfois entasse à l'horizon
Ses lourds nuages noirs qui promettent la pluie,
Soudain le vent se lève et la nuée enfuie
Va répandre plus loin ses fécondants trésors.
Arbres, plantes et fruits dans la plaine étaient morts.
Un homme veut passer !.. Autour d'Aix la Romaine,
Il veut d'un long cours d'eau fertiliser la plaine ;
Il veut aller sonder tour à toour le rocher,
Et, Moïse nouveau, de son doigt le toucher
Pour en faire jaillir une fontaine immense,
Il veut d'un frais gazon tapisser la Provence ;
Il le veut !.. A sa voix son projet se créera,
Nature ... et pour créer cet homme passera !..

IV

Il franchit les collines,
Les rochers, les ravines ;
Se cramponne aux racines,
Monte, monte toujours !..
Il va dans les bruyères,
Sonde tous les mystères ;
Visite les repaires
De l'aigle et des vautours !

Rien !.. Rien !.. Tout est aride !
Point de torrent rapide,
Point de cours d'eau limpide,
Toujours le roc est là ...
N'importe, il va sans cesse,
Il va ... Le roc se dresse ;
Il va ... Le roc s'abaisse ;
Il va, toujours il va !

Qu'a-t-il donc ? Il s'arrête
Là-haut sur cette crête,
Et l'on dirait qu'il prête
L'oreille aux bruits confus.
Comme il descend la côte
De la montagne haute !
Oh ! voyez comme il saute
Les arbres abattus !

Mais quelle voix lointaine
Vers ces roches l'entraîne ?..
Est-ce du vent l'haleine
Qui court dans le grand pin ?
Oh ! non, c'est la voix claire
Qu'un torrent solitaire
Murmure sue la pierre,
Murmure en son chemin.

V

Il s'arrêta pensif sur la rive déserte ;
Son oeil d'aigle fouilla la profondeur des monts ;
Il regarda longtemps la montagne entrouverte,
Vaste gorge, lieu propre au sabbat des démons.

La montagne au milieu paraissait déchirée,
Des deux côtés le roc s'élançant dans les airs ;
Dans la gorge un torrent, dont l'onde resserrée
S'écoulait au travers.

Il regarda longtemps ces flots et la distance
Qui séparait ces lieux des pays altérés ;
Immobile, il chercha dans sa vaste science
De réunir par l'eau ces deux points séparés.

Il chercha d'augmenter et de rendre immobile
Ce mince filet d'eau qui courait bondissant,
Il rêva des étangs, un lac morne, tranquille,
Un cours d'eau large, lent.

Il était là, pensif ... Sur sa tête divine
Le soleil envoyait une gerbe de feu
Il était là, debout, sur la haute colline,
Dominant les rochers, semblant toucher aux cieux.

Et tout à coup l'on vit de son oeil qui fascine,
S'échapper des éclairs, et soudain les éclats
De sa voix font redire au roc : A moi, la mine !
Hommes, à moi des bras !

VI

" A moi, des bras sans nombre !
Forts travailleurs, à moi !
Comblons la gorge sombre.
- Nature, je suis roi !

"Qu'une digue s'élève,
Qu'un rempart monstrueux
En naissant de la grève
Vienne mourir aux cieux ;

"Que ma digue partage
La gorge et le courant.
Vite, que mon barrage
Retienne le torrent.

"Que la gorge s'emplisse
De la pluie en hiver ;
Et que le précipice
Se change en vaste mer.

"Puis, qu'un long canal prenne
Les torrents amassés,
Et que, loin, dans la plaine,
Les flots soient dispersés.

"Et quand la sécheresse
Brûlera les vallons,
Qu'il verse la richesse
Que contiendront ces monts."

VII

Il a dit ... A sa voix les ouvriers se pressent,
La montagne gémit, soudain les rocs s'abaissent,
Roulent, tombent vaincus. La mine retentit,
Voici de quoi bâtir : de la chaux, du granit !
A l'ouvrage, à l'ouvrage, ouvriers, à l'ouvrage !
Vite empilez la pierre, élevez le barrage,
Creusez les fondements, montez, montez toujours !
Un roc se trouve-t-il gênant sur le parcours,
Qu'il tombe ... Allons, comblez cette large vallée,
Creusez-moi ces rochers ; que leur masse ébranlée
S'écroule avec fracas, remplisse ces vallons,
Et, tenez, l'eau circule ... Allons, courage, allons,
Vite un dernier effort ... et les choses rêvées,
Ces oeuvres de Titan, se trouvent achevées.

VIII
Oui, l'on vit à la fin, au milieu des grands rocs,
Une roche nouvelle.
Et les plus grands parmi les plus grands de ces blocs
Etaient petits près d'elle.

Au-delà s'étendait un grand lac, une mer,
Mer immense et profonde,
Amas des eaux du ciel au flot bleuâtre et clair,
Au vaste sein qui gronde.

L'onde coulant de là dans de larges canaux,
Gracieuse rivière,
Allait en serpentant sur le flanc des coteaux,
Et baignait la bruyère.

Sur son corps fécondant renaissent le gazon,
Les fleurs de la prairie ;
A l'azur du bluet, à l'or de la moisson,
Le pré vert se marie.

Les rameaux en été se courbent sous le fruit,
Tout n'est plus que verdure
Et le laboureur chante, en écoutant le bruit
Que l'onde lui murmure.

Gloire, gloire à cet homme, à cet homme inspiré,
Dont le vaste génie
Fit jaillir l'onde, et dont le ciel s'est emparé
Avant l'oeuvre finie !

Gloire à lui, gloire ! - Oh ! comment m'arrêter ?
C'est un saint ministère
Qui m'a dicté les chants que je viens de chanter ;
Cet homme ... était mon père.

Emile Zola (Elève au lycée Saint-Louis)