Réception du Rêve d’Alfred Bruneau

en France et à l’étranger

 

 

            On connaît généralement assez peu la contribution d’Emile Zola à la musique de son époque. On le sait vaguement wagnérien dans ses années de jeunesse, surtout très remonté contre les opérettes d’Offenbach. Il faut pourtant aller voir plus loin et adopter la musique comme grille de lecture de la vie et de l’œuvre de l’écrivain. C’est ce que j’ai choisi de réaliser dans ma thèse consacrée à Zola et à la musique, domaine de recherche dont j’ai découvert l’immensité au fil de mon travail. Aujourd’hui pratiquement oublié, le musicien Alfred Bruneau a pourtant très largement fait parler de lui à la fin du XIXème siècle. J’en veux pour preuve les milliers d’articles parus entre 1888, année de sa rencontre avec Zola, et 1902, année de la mort du romancier. Dans ce foisonnement journalistique, j’ai été immédiatement frappé par la multitude des articles parus dès l’annonce de l’adaptation d’un roman de Zola à l’opéra. C’est bien sûr du Rêve dont il s’agit et auquel je vais m’intéresser ici du point de vue de sa réception et de son accueil fait par le public, la presse et les différents mondes littéraires et musicaux de l’époque.

 

            Tout d’abord, il s’agit de revenir quelques instants sur les circonstances de la rencontre entre Alfred Bruneau et Zola et de savoir qui était ce jeune musicien qui frappait à la porte du plus grand romancier du moment en ce 25 mars 1888. Né en 1857, Alfred Bruneau a poursuivi des études de violoncelle au Conservatoire de Paris. Ayant obtenu un premier prix en 1876, il intègre différents orchestre parisiens. Mais, son père lui conseille d’apprendre la composition afin de sortir de la condition routinière de musicien d’orchestre. Bruneau suit ce conseil et retourne au Conservatoire d’abord dans la classe de Savard puis dans celle de Massenet en 1878. Suivant les cours du maître, il se prend de passion pour le théâtre qui était l’unique obsession de Massenet. Sous sa férule, il obtient un Premier second grand prix de Rome en 1881 avec sa cantate, Geneviève, le jury n’ayant décerné aucun premier grand prix cette année-là. Fort de cette récompense, il refuse de partir pour Rome, voulant rester au chevet de sa mère malade et s’attelle à la composition de nouvelles œuvres, dans l’espoir d’être rapidement joué et de gagner de quoi vivre. Son premier opéra, Kérim, sur un livret d’Henri Lavedan, est jouée le 9 juin 1887. La création est un échec non pas que la partition déplaise au public et à la critique qui, au contraire, entrevoit toutes les qualités du jeune compositeur, mais parce que les exécutants étaient de médiocre qualité, les moyens mis dans la production trop restreints et surtout parce que le récent incendie meurtrier de l’Opéra-Comique avait vidé les salles de spectacles parisiennes. Ayant maintenant charge de famille (il s’est marié en 1886) et une petite fille, Suzanne, née en 1887, il lui devient urgent de trouver le chemin des salles de spectacle et de mettre le maximum de moyens dans un futur opéra. D’où l’idée de faire appel à un écrivain reconnu tel Emile Zola et lui demander l’autorisation d’adapter l’un de ses romans, La Faute de l’abbé Mouret.

            La rencontre entre les deux hommes est chaleureuse. Malheureusement, Zola ne peut lui confier l’autorisation d’adapter le roman demandé, les droits ayant déjà été confiés à Massenet. Devant le refus de ce dernier de se séparer de ses droits, Zola est ému par la détresse du jeune musicien et lui propose alors d’adapter le roman dont il achève l’écriture : le Rêve. C’est le début d’une longue collaboration et d’une amitié sans faille entre les deux hommes.

            Si l’on comprend assez facilement l’intérêt pour Bruneau de s’adjoindre les services d’un écrivain célèbre pour connaître le succès, il faut se pencher sur les raisons qui ont amené Zola à s’impliquer dans cette aventure nouvelle pour lui.

La date de la rencontre entre les deux hommes nous apporte un élément de réponse dans l’engagement de Zola pour l’adaptation musicale d’un de ses romans. Toutes les biographies de Zola conviennent que la rencontre s’est déroulée le lundi 26 mars 1888. C’est Frantz Jourdain qui devait présenter Bruneau à son ami Zola. Pourtant, l’architecte écrit à Bruneau que Zola n’est pas libre le lundi et qu’il convient d’aller chez lui la veille. Ce détail pourrait paraître anodin s’il ne mettait en lumière l’impossibilité de Zola à accueillir Bruneau et Jourdain un lundi, jour où il est retenu par les répétitions de Germinal au théâtre du Châtelet. On sait que l’écrivain n’a jamais eu beaucoup de succès au théâtre et la nouvelle adaptation d’un de ses romans se dégrade rapidement. Trouvant que la pièce était insuffisamment travaillée, Zola s’oppose à la date de la première et finit par refuser d’assister à la soirée. Dans ce contexte théâtral tourmenté, Bruneau arrive donc au bon moment puisqu’il permet à Zola d’envisager un succès du naturalisme au théâtre sous des formes différentes de ce qu’il avait pu voir jusqu’ici avec les pièces de Busnach et de ne plus faire de concession à ses propres conceptions du naturalisme théâtral.

Ce n’est que lorsque le Rêve paraît en librairie en octobre 1888 que la presse est informée de son adaptation à l’opéra par Bruneau. C’est le Gaulois qui révèle l’information sous la plume de Mario Fenouil le 30 octobre. Le journaliste imagine l’entrevue entre Zola et Bruneau, faisant croire que c’est le musicien qui a choisi de mettre en musique ce roman alors que c’est Zola qui le lui a proposé. Il en va de même pour le librettiste, Louis Gallet, directeur de l’hôpital Lariboisière, qui, dans cet article, paraît également avoir imaginé un opéra d’après ce roman avant même qu’on ne le contacte. Derrière  cette vision très naïve du cours des événements, le journaliste note malgré tout, et avec justesse, les tendances qui seront choisies par les auteurs pour réaliser le livret :

 

M. Gallet développera le drame, l’accentuera et lui donnera un relief saisissant. Le rôle de l’archevêque est sa principale préoccupation. Il veut lui donner une grandeur imposante, un souffle lyrique d’une haute envergure.

Il y aura, paraît-il, une scène d’une poésie et d’une grâce pénétrante, qui se passera sous la voûte silencieuse de la cathédrale, alors que les vitraux distillent les fauves lueurs du soleil couchant et forment comme autant de foyers pleins d’irradiements et d’étincelles.

M. Gallet veut, suivant son expression, faire un drame dont les linéaments soient simples, mais colorés d’une intense psychologie[1].

 

Concernant la musique, le journaliste est beaucoup plus évasif. De Bruneau, il ne connaît pas grand chose et sait simplement qu’il professe des théories modernes sans parvenir à préciser lesquelles : « Quant à la musique, elle sera très simple et très recherchée, suivant la formule de la musique moderne[2]. »

            Malgré ces informations en partie fausses, l’article du Gaulois est aussitôt repris dans toute la presse qui relaie l’information principale : un roman de Zola à l’Opéra. Ce qui étonne le plus, c’est la possibilité d’amener dans un genre aussi conservateur que la musique lyrique le naturalisme de Zola. Il faut se rappeler que nous sommes encore, à cette époque, sous le coup de la parution de La Terre qui a déchaîné toutes les passions et qui a donné le célèbre manifeste des Cinq qui s’était violemment opposé au roman de Zola. Ainsi, une partie de la presse reprend le combat du manifeste des Cinq et imagine ce que donnerait un opéra tiré, non pas du Rêve, mais de La Terre. Nous trouvons, par exemple, une parodie d’Albert Millaud dans le Figaro du 1er novembre. Le chroniquer imagine que Gounod a demandé à Zola l’autorisation d’adapter le roman pour l’opéra, s’adjoignant, pour le livret, les services de William Busnach et Jules Barbier. Il imagine déjà le rôle redoutable de Jésus-Christ tenu par Pédro Gailhard lui-même, le directeur de l’Opéra-Comique si décrié et contesté. Voici ce que donne cette parodie :

 

            Buteau, baryton, fera sensation dans son entrée au 1er acte. Voici le récitatif qu’il aura à débiter :

 

                Nom de Dieu ! vraiment je rigole !

                Je te vois lui fourrer quelques bons coups de gaule

                A ce Jean … Ah ! quel mufle ! et je n’en dis pas plus …

                Mais vrai, c’est à dégobiller dessus.

 

                Comme on le voit, les librettistes ont cherché à ne pas s’écarter du texte. Buteau poursuit :

 

                J’en ai la tête aussi grosse qu’une citrouille.

                Mais taisons, car j’aperçois la Trouille.

 

                Arrive la Trouille (Mlle Richard). Elle a une romance délicieuse :

 

                Notre vache vient de vêler.

                Ah ! Fichtre, ah ! bigre, ah ! quelle vache !

                Il fallait l’entendre gueuler,

                J’ai dû leur prêter mon eustache.

                Mais c’est le taureau, nonobstant,

                Qui s’est offert tout l’agrément.

 

                La parodie se poursuit sur le même ton jusqu’au moment le plus attendu, l’entrée de Jésus-Christ que le chroniquer annonce par ces mots :

 

            On doit prévoir un grand effet pour l’entrée de Jésus-Christ, auquel les poètes ont donné une jolie cavatine à débiter. L’orchestration, très soignée, est spécialement écrite pour les bassons et les trombones. Peut-être trouvera-t-on dans cette page une réminiscence du pif, paf, pouf des balles, que chante Marcel dans les Huguenots ; mais, cependant, ce n’est ni la même situation, ni le même personnage.

                Et pan pan pan

                Vive le vent !

                J’aime le vent !

                Un, deux, trois, quatre, cinq, six

                Je n’arrête qu’à dix

                Dans les orgies

                J’éteins les bougies

                Sans dire un mot, tant je suis folichon ;

                Et pourtant à Rognes

                Les femmes, ces carognes,

                Me traitent de cochon[3] !

 

                On voit donc sur quel registre jouent ceux qui doutent de la possibilité de voir le naturalisme s’épanouir à l’Opéra. Edmond Deschaumes, dans l’Echo de Paris du 2 novembre, développe son argumentaire sur le même ton et choisit également La Terre pour montrer toute la monstruosité d’un opéra naturaliste. Il imagine même un Bruneau prêt à toutes les concessions pour être joué, résigné à toutes les infamies pour faire parler de lui. Il malmène également les co-directeurs de l’Opéra-Comique, Ritt et Gailhard, les montrant sous leur plus mauvais jour :

 

            Dans l’escalier, un des co-directeurs courut après M. Bruneau.

                - Je pense à une chose, mon cher jeune maître. Le rôle de Jésus-Christ devant être d’un effet énorme, ne pourrions-nous pas supprimer l’orchestre ?

                - Oh ! réplique le compositeur, pas tout l’orchestre … Il est indispensable que vous nous conserviez au moins tous vos instruments à vent !

                Il y aura un divertissement champêtre au commencement du deuxième acte. Il sera dansé par messieurs Ritt et Gailhard.

                Nous apprenons que les deux tenanciers de notre Académie nationale se sont décidés à remplacer eux-mêmes leur corps de ballet.

                Ces messieurs sont bien en effet les deux rats de l’Opéra[4] !

 

                L’opéra naturaliste, à ce stade, se résume donc à  une série de scènes plus ou moins ordurières et vulgaires. On associe toujours un opéra de Zola aux instruments à vent de l’orchestre, et plus précisément aux graves, bassons et trombones. Les violones et les flûtes ne sont pas d’actualité pour l’instant ! Caran d’Ache avait déjà joué sur ce registre, en décembre 1887, en représentant, dans le Figaro illustré, Zola jouant du tuba (ce qui m’émeut puisque c’est là mon instrument de prédilection) et faisant fuir tous les membres de l’orchestre par ses bruits intempestifs.

            Heureusement, d’autres journalistes se montrent beaucoup plus élogieux et imaginent déjà toute la poésie qui pourra se dégager d’une adaptation musicale du Rêve avec le doux personnage d’Angélique et son amour pour le beau Félicien. Entre les excès positifs et négatifs, il y a un journaliste, Georges Lefèvre, qui se montre pondéré et clairvoyant sur cette tentative prochaine d’amener le naturalisme à l’Opéra. Sa première tendance est de se méfier des éloges faits à une œuvre qui n’existe pas encore :

 

            L’expérience, une longue et douloureuse expérience, nous a appris à nous méfier instinctivement de ces louanges anticipées. Le fabuliste nous a parlé d’une montagne qui accouchait d’une souris. Qui sait-même s’il y aura une souris dans cet enfantement problématique.

 

                Puis, il se pose la question fondamentale lorsque l’on étudie le livret du Rêve : la part faite au réalisme et celle faite à l’idéalisme et à l’onirisme dans un opéra qui se veut au plus près de la réalité quotidienne :

 

            J’avoue que le réalisme, qui doit se réconcilier solennellement avec l’idéalisme, m’échappe un peu dans cette histoire. Cette jeune fille qui meurt, renaît et remeurt ainsi au moment psychologique m’apparaît appartenir au monde de la fiction. Ce n’était guère la peine de blaguer les opéras de Wagner pour se lancer après lui dans les sentiers fleuris de la légende.

 

                Cette allusion à Wagner, Zola semblera en faire le fond de sa réflexion lorsqu’il s’attellera lui-même à l’écriture d’un livret pour Bruneau. En effet, avec Messidor, il ne manquera pas de revenir sur la différence entre les opéras qu’il conçoit, ancrés dans la réalité et le quotidien, et ceux de Wagner, issus des légendes nordiques.

            Georges Lefèvre finit son article en avouant, malgré tout, son intérêt pour cette œuvre à venir et sa curiosité aiguisée par l’alliance d’un jeune maître de la musique française avec l’auteur de l’Assommoir :

 

            Ce ne sera pas une des moindres curiosités de cette œuvre étrange dont la venue nous est annoncée, comme celle du Messie le fut aux juifs, par tous les saint-Jean, précurseurs du journalisme mondain[5].

 

                Enfin, des réactions arrivent directement chez Bruneau par l’intermédiaire de certains de ses amis musiciens. Emmanuel Chabrier est le plus enthousiaste face à la nouvelle répandue par le Gaulois :

 

            Ma femme m’envoie un Gaulois triomphant !

                Bravo, Bruneau , bravo, Alfred, bravo, mon vieux ! Vous avez eu une idée de génie, car c’est un ouvrage joué, et sûrement et à brève échéance ! chic ! chic ! chic ! Et ce que ça va embêter du monde ! rechic ! rechic ! rechic ! Hop là ! au travail. Mais ne vous pressez pas trop néanmoins camarade. Que ce soit du nanan ! et le nanan ne se rencontre pas tous les jours ; avec ce titre, avec Zola, avec Gallet, vous pouvez être convaincu qu’on voudra voir aussitôt que le mot fin aura été mis au bas de votre partition. Donc, hâtez-vous lentement. Je suis ravi pour le papa, pour la jeune épouse, pour vous et pour ce cochon d’art que nous aimons tant[6]

 

Après l’effervescence qui a suivi l’annonce d’un opéra tiré du Rêve, les journalistes finissent par laisser de ce côté cette information. Mais, pour Bruneau, tout a changé. Désormais, il est un musicien que l’on ne perd pas de vue. La presse suit avec intérêt sa carrière et rapporte la création de son poème symphonique, Penthésilée, en avril 1889. On fait paraître des portraits du musicien régulièrement et son visage devient, désormais, familier des lecteurs assidus de la presse.

            C’est au début de l’année 1890 que l’on retrouve le Rêve dans la presse parisienne. Le Gil Blas, journal dans lequel Bruneau prendra la critique musicale grâce à Zola à partir de 1893, publie une interview croisée de Zola et Bruneau. En effet, le bruit s’est répandu que Bruneau avait déjà écrit les trois premiers tableaux et qu’il avait organisé une audition chez Zola. Le journaliste, Lucien Puech, se rend d’abord chez l’écrivain qui lui raconte cette fameuse soirée. Il y avait là, bien sûr, Bruneau et Gallet, ainsi qu’Henry Céard, expert musical de Zola et qui lui avait fourni la matière nécessaire à l’écriture des discours sur la musique parus dans L’Œuvre. Pour la première fois, Zola livre ses sentiments sur la musique :

 

            Je me suis trouvé il y a quelques jours chez M. Bruneau, en compagnie de madame Zola, de M. Louis Gallet et de mon ami Céard, très compétent en matière musicale, pour donner mon avis sur le deuxième acte du Rêve que le compositeur venait de terminer. Quand je dis : donner mon avis, je m’avance beaucoup, car je ne suis pas musicien pour un liard. Je suis un profane, tout ce qu’il y a de plus profane. Je juge avec mon bon sens, avec mes goûts d’homme de lettre et ce que j’ai entendu de la partition de M. Bruneau m’a laissé une très agréable impression. C’est une musique très moderne.

 

                Cette inculture en matière musicale énerve profondément Willy qui, dans La Paix, reprend cette entretien et l’émaille de piques à l’encontre de Zola, finissant son article dans la veine qui lui est habituelle : « Avec ses goûts d’homme de lettres ! Celui qui a créé le Jésus-Christ de la Terre doit professer un amour immodéré pour les sons inconvenants du basson[7]. »

            Toujours dans le Gil Blas, le journaliste se rend ensuite chez Bruneau pour essayer de comprendre la relation qui unit les deux hommes. Qu’est-ce que Zola apporte à Bruneau dans son travail ? Voici comment le musicien répond :

 

            J’aime à le consulter. Ca lui plaît ou ça ne lui plait pas. Il n’y a pas de milieu. D’ailleurs, le sens artistique est très développé chez lui. Il est de très bon conseil.

                Ma préoccupation en écrivant est de me dire : « M. Zola sera-t-il satisfait ? Est-ce bien dans le ton de ses personnages ? Et quand il m’approuve, cela m’apporte un peu de tranquillité, car, je vous le répète, je donne ma vie à cette œuvre que je désire mener à bonne fin[8].

 

                En août 1890, la presse informe ses lecteurs que le Rêve sera joué la saison prochaine à l’Eden dirigé par Verdhurt. Les journalistes s’intéressent donc à cette création et veulent savoir comme elle sera mise en œuvre. On revient principalement sur les formes modernes que prend le drame lyrique et que Bruneau semble si bien incarner. On l’interroge ainsi sur l’action moderne et contemporaine du Rêve, première occasion pour Bruneau de s’exprimer sur les conceptions qu’il a de l’opéra moderne :

 

            Il y a longtemps que je songeais à mettre sur une scène lyrique autre chose que des rois postiches, de grands personnages oubliés, des libérateurs de patrie atrocement défigurés par le temps.

                La musique, comme la littérature, a le droit, selon moi, de chercher ses inspirations aux sources vivantes de la réalité. Elle exprime des sentiments éternels, des idées immuables, elle s’inspire du paysage, elle s’harmonise avec la nature ; pourquoi donc s’entêter à suivre les sentiers battus de la routine, pourquoi ces déguisements archaïques, ces actions qu’on exhume de l’histoire ou de la légende, comme si l’amour, la haine, la jalousie, l’héroïsme étaient des passions défuntes, un privilège exclusif des époques lointaines[9].

 

                Malgré des idées déjà très arrêtées sur les décors et les costumes, Bruneau ne pourra pas créer son opéra à l’Eden comme il le souhaitait. Il ne parvient pas à trouver une chanteuse capable d’incarner le rôle d’Angélique, ce qui repousse les études du drame sine die. De plus, le théâtre est bientôt la proie de grandes difficultés financières et doit fermer rapidement ses portes. Sans théâtre, Bruneau désespère d’être joué et la presse se fait l’écho de sa quête d’une salle voulant bien recevoir son œuvre. On parle de la Porte Saint-Martin mais l’idée est rapidement abandonnée jusqu’au retour de Léon Carvalho à la direction de l’Opéra-Comique qui reçoit immédiatement le Rêve.

            C’est donc une première période qui s’achève en mars 1891 lorsque le Rêve est reçu à l’Opéra-Comique. La presse a suivi pas à pas la conception de cet opéra et la collaboration inattendue entre le musicien et le romancier. Le nom de Bruneau est désormais connu de tous. Reste maintenant à subir le baptême du feu et mener à bien la création de l’œuvre.

 

            Quelques semaines avant la création, prévue pour le mois de juin, la presse s’interroge sur le sujet du Rêve et s’intéresse aux formes que prennent le rêve et l’idéal dans ce roman qui tranche tellement avec Nana ou La Terre. Auguste Germain, dans L’Echo de Paris  revient sur l’originalité de ce roman et pressent déjà un succès futur à l’Opéra-Comique :

 

            Ce qu’il faut simplement retenir, c’est que l’auteur de l’Assommoir, de très gros redevenu maigre, eut soif un jour d’idéal, de chasteté et de tendres amours joliment encadrées. Le double tempérament d’homme épris de vérité et d’observation modernes, et d’homme en qui persiste, selon son mot, le vieux levain romantique, eut à soutenir un terrible combat. D’un côté, la Vérité nue, pas toujours agréable à regarder, car quelquefois les épaules et le buste de cette personne sont défectueux ; de l’autre, la Joliesse, autrement dit l’Idéal, à la portée de tous, avec tous les agréments décoratifs et moyen-âgeux ordinaires. Il avait longuement cédé à la première. Pourquoi ne pas être agréable, sur les vieux jours, à la seconde ! O amour, voilà bien de tes coups !

                Et M. Zola conçut et écrivit le Rêve.

                [ …] Pour finir, entonnons un chant d’allégresse. Au mois prochain, grâce à MM. Bruneau et Gallet, M. Zola triomphera. Elu à la Société des Gens de Lettre, il aura le même succès à l’Opéra-Comique. Comme disait Gavroche, ce n’est plus un Zola ni maigre, ni gros, c’est un Zola entrelardé.

                Bah ! Gavroche, mon ami, il en faut pour tous les goûts[10].

 

                Effectivement, il en faut pour tous les goûts et ce sont les goûts de chacun qui vont s’exprimer dans la presse autour de la création du Rêve, le 18 juin 1891. Que l’on aime ou que l’on n’aime pas, l’œuvre ne laisse pas indifférent. Au début du mois, on loue déjà l’engagement musical de Bruneau qui a marché sans concession à ses idéaux et aux critiques qui viennent de toutes parts. On sait déjà que la partition ne sera pas partagée en airs séparés (duos, quatuors) et qu’il n’y aura pas de chœurs. On note, à ce titre, la remarque de Zola faite à L’Eclair le 6 juin : « Bruneau ne fait point de sacrifices à ses convictions d’artiste ; ce désintéressement en art, savez-vous que c’est admirable … Il voit plus haut que la question d’argent[11]. » Sur le même ton, Léon Carvalho justifie son choix d’avoir fait confiance à Bruneau et place le Rêve comme fer de lance du nouvel essor qu’il veut donner à l’Opéra-Comique : « Le Rêve me donne l’occasion de prouver que j’ouvrirai les portes de l’Opéra-Comique à toute tentative sérieuse. Je veux pouvoir jouer en mon théâtre des pièces où l’on ne se marie pas au dernier acte ! »

            Jusqu’au soir de la création, la presse, jour après jour, revient sur la personnalité de Bruneau et Zola. On note la ressemblance physique qui unit les deux hommes, on remarque le caractère nerveux du musicien, son chapeau toujours incliné sur l’oreille et son aspect d’ « employé de ministère, mais d’un employé qui se moquerait considérablement de ses chefs pour n’obéir qu’à sa seule fantaisie[12]. » On s’intéresse surtout aux relations de Zola avec la musique, ce qui donne cette grande interview dans L’Echo de Paris où, sous le titre de « Zola musicien », l’écrivain revient sur son adolescence à Aix-en-Provence lorsqu’il jouait de la clarinette dans la fanfare du collège Bourbon en compagnie de Cézanne et Baille ou qu’il intégrait les rangs de la société philharmonique de la ville. Il révèle également qu’il était musicien dans l’orchestre du théâtre d’Aix, ce qui lui permit de se familiariser avec le  répertoire classique. Il parle, ensuite, de son arrivée à Paris où il abandonne la musique pour n’en revenir qu’au contact d’Henry Céard puis, bien sûr, de Bruneau qui, avec le Rêve, lui a permis de rectifier son jugement sur la musique et l’opéra.

            Au lendemain de la « répétition générale », les avis sont très tranchés. On note la stupeur qui s’est emparée du public aux premières notes de la pièce. Mais, l’auditoire est ouvert à toute idée nouvelle qui fera avancer le théâtre lyrique comme le fait remarquer le critique musical du Matin :

 

            Le public de 1891 est certainement en quête d’un art encore inconnu. Il se laisse guider par les artistes sincères dans les voies encore non suivies. Alors même qu’il ne sait pas où on le mène, il suit sans indignation et les audaces ne le rebutent pas.

                Que nous voilà éloignés, grâce à Dieu ! des auditoires barbares du Tannhauser et des premières exécutions de Lohengrin et des Niebelungen ! Certes, parmi tant de spectateurs, il en est beaucoup, hier, qui n’ont pas deviné toute la pensée du compositeur. Tous ont écouté avec respect ; aucun n’a résisté à l’émotion contagieuse ; aucun n’a fermé ses oreilles aux harmonies inattendues, aux effets compliqués ; aux rythmes insolites, aux tonalités neuves ; aucun n’a refusé de partager les passions qui animaient les auteurs et les interprètes d’une œuvre pleine de hardiesse et de sincérité[13].

 

                Car c’est bien la musique moderne de Bruneau qui a surpris les chroniqueurs. Les plus critiques reprochent au musicien de n’avoir pas respecté les tessitures des voix, d’avoir écrit des passages dissonants voire inaudibles où l’on est tenté de crier : « C’est Faux ».  Bercourt, dans le Soleil du dimanche reproche à Bruneau d’avoir utilisé un récitatif continu qui « déroute et fatigue l’attention : figurez-vous lire un livre qui n’aurait point de blancs ni d’alinéas[14]. » L’ennui éprouvé par certains moments est le seul reproche qu’émettent les plus fervents défenseurs de Bruneau comme Henri de la Pommeraye :

 

            La critique que l’on pourrait faire, c’est que l’application trop systématique des principes rigoureux de M. Bruneau imprime à certains passages de la partition quelque monotonie ; les contrastes ne sont pas assez fréquents, assez accusés pour secouer fortement l’auditoire ; mais le musicien pourrait me répliquer qu’il a suivi la pensée du librettiste, qu’il s’est ainsi acquitté de toutes ses obligations d’accompagnateur du drame. C’est pourquoi je ne puis qu’indiquer cette réserve, ma conscience me disant que l’artiste a obéi lui aussi à sa conscience et que ce que nous sommes tentés de trouver parfois un peu monotone ne nous semble tel que par suite d’habitudes anciennes et invétérées[15].

 

            On reproche aussi l’incohérence à vouloir dire la vérité et le quotidien en faisant chanter les personnages, ce qui n’a rien de moins naturel. C’est ce que dit Victor Wilder en ces termes : « Je ne conçois point, pour ma part, l’association d’un sujet pris dans la vie actuelle avec le langage idéal du vers et a fortiori avec le langage supra-idéal de la musique[16]. » Henri de la Pommeraye reprend lui même cet argument : « La vue de gens vêtus, comme nous, de notre affreux costume, ne rend-elle pas plus difficile à accepter la convention qui permet à des personnages d’exprimer leur pensée, leurs sentiments en chantant[17] ? » Puis, il considère que, le Rêve, par ses personnages, par le milieu dans lequel ils vivent, réussit à vaincre cette difficulté et rejoint l’avis de Wilder qui atténue ses propres propos : « Le défaut dans le Rêve est atténué – moi je vais jusqu’à dire corrigé – par la mysticité du sujet et par d’habiles subterfuges qui donnent à la fable le recul nécessaire au libre essor de l’imagination[18]. » Wilder, s’il loue l’audace de Bruneau d’avoir dépoussiéré le drame lyrique français, se montre très critique vis-à-vis des duretés harmoniques de  la partition : « Si l’on cherche à s’explique ce parti-pris de violence, on est tenté de croire que M. Bruneau s’est donné le plaisir de fronder l’enseignement officiel et de ruiner définitivement des règles absurdes et surannées. On peut supposer encore que la crainte nerveuse de choir dans la banalité l’a poussé, malgré lui, dans la recherche et parfois même dans l’afféterie. J’imagine, au contraire, qu’il y est tombé par un excès de conscience, en s’ingéniant à noter sa déclamation, avec le scrupule de reproduire trop fidèlement le langage courant[19]. » Et de rappeler, non sans une certaine perfidie, une phrase de Berlioz : « La musique, sans doute, n’a pas pour objet exclusif d’être agréable à l’oreille, mais elle a mille fois moins pour objet de lui être désagréable. »

            On se bat également pour savoir si Bruneau fait du Wagner à la française et l’on essaie de s’en défendre en déclarant que, si le compositeur français reprend les motifs conducteurs chers à Wagner, il marche de manière indépendante et sans influence visible du maître allemand.

            L’un des plus fervents opposants à la musique de Bruneau est, sans conteste, Camille Bellaigue, qui s’en explique dans une lettre qu’il lui adresse et qui dit toute son aversion pour la partition sans pour autant s’empêcher d’éprouver de l’admiration pour son auteur :

 

Vous êtes décidément un homme hors ligne ! et le second musicien seulement avec lequel il y ait plaisir à se battre (d’Indy est le premier, soyez encore fier de votre place !) et ferai relier votre correspondance.

                Oui, vous êtes menaçant et plus je relis votre partition plus elle me met en colère ! Oh ! que je vous en citerais des passages et des pages que je maudis !! J’en trouvais hier soir encore à la douzaine. Quand donc passerez-vous sur le chemin de Damas ; quand le Beau vous criera-t-il en vous renversant : Alfred ! Alfred ! Alfred ! pourquoi me persécutes-tu!

                Alors vous écrirez toujours comme : Et je pleure à vos pieds ou bien : Seigneur, je viens vers elle plein de sincérité ! ou bien toute la phrase : Je tiens de ce métier une sagesse et un art.

                Horreur ! Horreur ! Ni comme les cors qui font les cloches au tableau de la procession ! Fi ! Fi ! Pouah ! etc… etc … oh ! oui, etc !

                Allons, cette fois, c’est ma dernière lettre. Qui sait, dans 40 ans peut-être j’aimerai passionnément Le Rêve ! Mais alors j’aurai 73 ans et l’on m’appellera déjà gâteux.

                Adieu, Delescluze de la musique (Courbet, me répondrez-vous). Je vous déteste et vous estime[20]

 

Le terrible Bellaigue ne manque donc pas d’écrire qu’il déteste cette « cacophonie si dure, si pénible, si atroce » et ne peut admettre « la laideur d’une telle musique. »

 

Malgré ces oppositions virulentes, tous admettent l’originalité de la composition de Bruneau à l’image du Petit moniteur :

 

            Abandonnant toutes les traditions, surtout des sentiers battus, le compositeur a écrit une partition des plus originales d’où malgré la sévérité observée et la science épandue, se dégage un charme qui va croissant de page en page. Il arrive à une impression d’art nouvelle, à un sentiment jusqu’alors inconnu qui n’exclut pas l’intérêt, mais au contraire l’avive[21].

 

                C’est son caractère indépendant et sans concession qui séduit Alfred Ernst dans La Paix :

 

            A notre grande joie, le Rêve est un succès pour M. Alfred Bruneau. Je ne sais sans doute dans quelle mesure une certaine fraction du public acceptera une œuvre si artistiquement conçue, si dédaigneuse des recettes vulgaires. Mais, en tout cas, on a applaudi hier avec chaleur, avec enthousiasme même une musique très expressive, très libre de formes, en désaccord complet avec les tristes habitudes de nos théâtres lyriques, et par suite en accord absolu avec les situations qu’elle se proposait de traduire[22].

 

                La critique est unanime pour louer l’adéquation entre la musique et le poème. En choisissant d’utiliser le système des leitmotive qui associe une phrase musicale à un personnage, une situation ou un sentiment, Bruneau a donné à la musique la possibilité de magnifier le poème sans jamais le trahir ou le cacher : « L’œuvre du jeune compositeur est harmonieuse ; dans chaque situation, pour chaque personnage, il y a accord parfait entre le poème et la musique[23]. »

            Bref, Bruneau ressort victorieux de cette première représentation et apparaît très vite, aux yeux de tous, comme le nouveau chef de fil de la nouvelle école lyrique française, ainsi que le proclame sans réserve Victor Wilder :

 

            Un coup d’audace, ai-je dit. N’en est-ce pas un, vraiment, que tenter d’intéresser des amateurs de fadaises par la seule force des situations dramatiques traduites en langage musical ? Et concevez-vous cette témérité de servir de la chair substantielle et saignante à des estomacs débilités par les tartines à confiture des couplets et gâtés par la crème écoeurante des romances.

                Ce que d’autres plus autorisés que M. Bruneau et mieux armés, peut-être, n’ont pas eu le courage d’entreprendre, il l’a fait, lui, sans hésiter. Sa partition est un acte de bravoure et, sous ce rapport, je l’admire sans réserves.

                Quel que soit le sort de l’ouvrage, le compositeur, par cette action d’éclat, a gagné ses éperons. Il est, à l’heure présente, le porte-drapeau de la jeune école française[24].

 

                Quelques mots également sur le livret qui, cette fois, est moins décrié que la musique. Louis Gallet est un habitué des livrets d’opéra et a déjà collaboré avec de nombreux musiciens célèbres, tels Bizet, Saint-Saëns et Massenet.  Biguet, dans le Radical, considère que le livret permet au public de rester éveillé et que l’on est touché par la touchante simplicité qui s’en dégage et qui dénote un poète « d’une grande puissance dramatique[25] ». On sait gré à Louis Gallet d’avoir suivi pas à pas le roman de Zola. On regrette simplement que les auteurs aient choisi de supprimer le dernier tableau, celui du mariage et de la mort d’Angélique : «  Après la répétition générale de mardi, les auteurs ont cru devoir modifier le dénouement. La mort d’Angélique, encadrée dans la façade de la cathédrale, avait semblé au public un hors-d’œuvre inutile, et l’on a fait au public cette concession, regrettable à notre avis, car elle détruit toute l’harmonie de l’œuvre, de laisser vivre l’héroïne du Rêve[26]. » Ce choix était-il justifié d’autant que l’on a noté que quelques murmures à ce moment du drame, bien vite réprimés par un auditoire enthousiaste ?

            On remarque également que Louis Gallet a réussi à donner une ampleur scénique à un roman qui, au premier abord, ne semblait pas fait pour être adapté au théâtre. Henry Bauer est, à ce titre, très enthousiaste :

           

                Le poème, si l’on doit donner ce nom à la trame même de l’œuvre, est l’un des plus émouvants, des plus humains et des plus simples qui aient été écrits. Dans ses sept tableaux, morceaux de vie d’une réalité palpitante, il anime et dramatise toute la substance de l’imagination humaine, toute la puissance idéale : la pitié, l’amour et la mort ; il leur prête une forme concrète ; il leur donne les nerfs, la chair et le sang dans deux types en conflit : la jeune fille, l’amour terrestre, et l’évêque, l’amour divin, qui s’unissent à la fin et communient  en pitié pour la douleur humaine[27].

 

                Enfin, les critiques sont très sensibles aux costumes des personnages, achetés aux magasins du Louvre et conformes à ce que portaient les hommes et les femmes de cette époque. Les costumes modernes permettaient ainsi de ne pas désincarner les personnages, de garder l’humanité qui avait été placée en eux par le librettiste et le musicien. C’est encore Bauer qui fait la meilleure analyse de l’utilisation de ces costumes modernes :

 

            Les personnages, au lieu de la défroque du genre rococo et d’accoutrements carnavalesques, ont le vêtement des hommes de ce temps comme ils en respirent la passion et la foi. Enfin, sur un théâtre de musique, le jeune homme exprime son amour sans justaucorps ni perruque, la vierge, délicieusement pure, paraît en robe moderne, coud et lave le linge. Où sont les fantoches d’opéras comiques, voilà des créatures humaines, des êtres vivant et sentant comme nous, tourmentés des mêmes douleurs et des mêmes espérances, concevant les mêmes illusions[28].

 

            Donc, le costume moderne permet non seulement de donner plus de réalisme à l’action mais également de souligner l’humanité des personnages et d’exprimer tout ce qu’il ont de commun, dans leurs sentiments, dans leurs réactions, avec le public de 1891. La presse rapporte, sur le mode plus comique, l’effet de ces costumes lors de la première répétition générale :

 

            A propos de costumes, le complet gris de M. Lorrain (Hubert) a déjà produit son effet dans le théâtre ; l’artiste s’est si bien grimé, si consciencieusement métamorphosé que lorsqu’il parut sur la scène à la première répétition générale, M. Danbé, son chef d’orchestre et son ami pourtant, voulut le faire renvoyer du théâtre, le prenant pour un intrus[29].

 

            Enfin, on loue la distribution et le talent des chanteurs qui ont du faire face à une partition exigeante. Zola et Bruneau avaient conscience qu’il fallait, pour le rôle d’Angélique, une chanteuse capable de chanter une partition difficile mais également une actrice pouvant incarner une jeune fille. L’opéra naturaliste ne se serait pas relevé d’une concession à l’un ou l’autre de ces impératifs. C’est finalement Mlle Simonnet qui a été choisie et qui reçoit tous les honneurs de la presse, même de la part des critiques hostiles au Rêve :

 

            L’interprétation est excellente. Mettons tout d’abord en dehors Mlle Simonnet qui s’est montrée, hier, à nous sous un jour nouveau. Exprimant d’une voix à la fois légère et solide les nuances si variées et si difficiles de la musique de M. Bruneau, elle a compris de très intelligente façon la piété extatique d’Angélique et a rendu ces diverses phases de son héroïne en véritable artiste lyrique. C’est une belle création pour Mlle Simonnet[30].

 

                D’une manière générale, on félicite toute la distribution ainsi que la mise-en-scène de Carvalho et les moyens qu’il a mis dans la reconstitution de l’intérieur de la cathédrale, du Clos-Marie ou de la maison des brodeurs.

 

            Avec ce succès, Bruneau prend une dimension toute nouvelle. Erigé en chef de file de la nouvelle école lyrique française, célébré le 29 juin par le milieu artistique et littéraire lors d’un banquet organisé par l’Echo de Paris, il doit maintenant profiter de cet élan pour s’installer durablement dans les mémoires. Alors qu’il pense déjà à son prochain opéra, toujours en collaboration étroite avec Zola, il va parcourir la France et l’Europe afin de monter le Rêve et de se confronter aux publics les plus divers, aux pratiques théâtrales et musicales les plus hétéroclites.

            Il commence par se rendre à Londres où le Rêve doit être joué à Covent-Garden. Accueilli par le directeur du théâtre, August Harris, les évènements tournent rapidement au burlesque. Les études n’ont pas été commencées, les décors et les costumes n’ont pas été envisagés. Bruneau est obligé de prendre les choses en main et se substitue totalement à Harris. On retrouve les partitions d’orchestre au fond du cabinet de travail du directeur et les chœurs dans la loge du concierge et on finit par se mettre au travail. S’il trouve les musiciens assez médiocres, Bruneau se félicite de travailler avec le chef d’orchestre Léon Jéhin qui donne une vie nouvelle et inédite à l’œuvre. Découragé et excédé par le peu d’empressement d’Harris d’accélérer les répétitions, Bruneau envisage de quitter Londres avant la première mais Théodore Duret l’en dissuade et lui fait comprendre qu’il a tout intérêt, pour sa carrière d’artiste, à mener à terme cette première expérience londonienne.

            Bruneau reste donc à Londres, fait venir les chanteurs de l’Opéra-Comique ainsi que les costumes et les décors et assiste à la première le 29 octobre 1891. La soirée est un succès, la salle était composée de nombreuses personnalités et la colonie française était venue nombreuse soutenir leur compatriote. Le public fut profondément intéressé par les caractères des personnages ainsi que par les différentes péripéties de l’intrigue, ne s’offusquant pas des divers épisodes religieux comme on aurait pu le craindre. Pendant le déroulement du drame, le public reste pesamment silencieux, ce qui fait craindre à Bruneau un échec complet. Mais, les applaudissements fusent à la fin du dernier acte, et pour le musicien, et pour les artistes français.

La presse est, quant à elle, beaucoup plus partagée et sceptique. Le Illustrated London News est le plus réservé :

 

            Nous nous attendions à trouver le public froid pour l’œuvre et la critique en sa faveur. C’est tout à fait le contraire. […] Le Rêve est une composition qui n’est pas suffisamment claire dans sa charpente ni assez mélodieuse, dans l’acception ordinaire du mot, pour assurer un succès durable[31].

 

                On ne manque pas de rapprocher la partition des opéras de Wagner, considérant que Wagner était un romantique alors que Bruneau est un réaliste. Enfin, toute  un partie de la presse est acquise à Bruneau, d’autant qu’il a rencontré beaucoup de journalistes avant la première. C’est le cas du Penny Illustrated Paper qui considère que « rien d’aussi beau n’a été vu sur la scène depuis longtemps que cette histoire d’amour[32]. »

            Le débat qui divise la presse sur la qualité du drame de Bruneau se retrouve dans la critique musicale écrite par Bernard Shaw dans The World :

 

            Avec Gounod pour lui apprendre comment écrire de la musique angélique, avec Zola pour lui fournir un livret qui lui permet d’exploiter pleinement ce qu’il a découvert chez Gounod, avec Wagner, enfin pour lui montrer comment assembler de célestes harmonies en un tissu sonore ininterrompu du début à la fin de chaque acte, Bruneau a su créer un opéra qui aurait fait crier au miracle, il y a cinquante ans. En vérité, nos jeunes compositeurs sont les légataires d’un somptueux héritage – mais n’oublions pas qu’il faut un grand talent naturel pour en tirer le magnifique parti qu’en a tiré Bruneau. La partition abonde en mélodies d’une extrême délicatesse et les couleurs harmoniques et orchestrales ont toute la tendresse et l’invention qui conviennent[33].

 

                De retour à Paris, Bruneau prend immédiatement le chemin de Bruxelles afin de monter le Rêve au théâtre de la Monnaie dirigé par Stoumon et Calabrési. L’accueil qui lui est fait et le dynamisme des directeurs tranquillise immédiatement Bruneau. Le théâtre de la Monnaie est connu pour son dynamisme vis-à-vis des compositeurs français et les choses se présentent donc pour le mieux. Comme à Londres, il s’attelle au travail en commençant par les chanteurs qui ne sont plus ceux de l’Opéra-Comique. Mlle Chrétien, qui doit incarner Angélique, n’a pas tout le talent requis en matière vocale mais représente tout à fait l’Angélique de Zola, issue de la lignée des Rougon-Macquart. Une répétition générale est organisée le 7 novembre, en présence de la Reine qui suit la musique sur une partition et ne se retient pas d’applaudir et d’exprimer sa satisfaction. La première est finalement donnée le 12 novembre en présence des Zola, des Fasquelle et de Charpentier. La soirée est un succès et le public adhère pleinement  au drame, notamment pendant la scène entre Jean d’Hautecoeur et son fils Félicien. Bruneau raconte la soirée en ces termes :

 

            Toute la salle se lève et se retourne vers la loge où nous étions M. et Mme Zola, Mme Fasquelle, Gallet et moi. Nous nous sauvons au fond de la loge. On hurle les auteurs. Le bon Zola me pousse et me voilà sur le devant de la loge essuyant le feu. Nous sommes très, très contents et moi d’autant plus content que je m’attendais à un four noir.

 

                La presse belge s’était déjà fait largement l’écho de la création du Rêve à Paris. On regrette la suppression du dernier tableau qui dénature l’ensemble de l’œuvre et fausse les propres prédictions d’Angélique. On est surtout redevable à Bruneau d’amener un peu d’inattendu à l’opéra et de réveiller ce monde si conservateur : « Au moins, voilà qui nous change de la platitude courante, du laisser-aller, de la banalité, de l’au-jour-le-jour ; voilà qui nous chatouille et nous secoue, et nous apporte une sensation neuve dans le continuel déjà vu et déjà entendu où nous pataugeons[34] !.. » On apprécie enfin les accents français de cette musique notamment dans l’emploi d’une petite chanson populaires française empruntée au recueil de chansons populaires de Julien Tiersot, au premier acte.

            Pour assurer le succès de la première soirée, Bruneau a beaucoup rencontré les journalistes et les critiques musicaux qu’il séduit par sa gentillesse et sa timidité : « Modeste, timide, se livrant peu, avec un petit air d’homme d’église qui s’accorde assez bien avec la musique, - bien qu’il ne songe pas à faire toute sa vie du mysticisme, assure-t-il, - l’auteur du Rêve est de tous ceux qui assistaient à la répétition d’hier, l’homme qui paraît le moins se douter qu’il y ait fait quelque chose d’extraordinaire[35] … » On s’amuse enfin à remarquer que cette œuvre qui traite de religion et de catholicisme ait pour principaux interprètes Mlle Chrétien et M. Leprestre[36] !

            Pourtant, la rumeur court que la pièce serait interdite sur la demande de l’archevêque de Malines. On dit également que les auteurs ont été excommunié par le Vatican. Il n’y a qu’en Belgique que le débat religieux a été aussi virulent et Bruneau est amené à se défendre des intentions d’impiété qu’on lui prête, notamment dans la Gazette du 8 novembre 1891 où il s’explique longuement, faisant notamment remarquer que la presse catholique parisienne n’avait rien eu à redire à son œuvre quelques mois auparavant.

            La dernière grande reprise a lieu à Hambourg en 1892. L’événement est d’autant plus important que c’est Gustav Mahler qui dirige la production. Avant la première, la presse doute qu’une telle œuvre puisse plaire à un large public : « Le Rêve est une œuvre d’un cachet spécial, qui nous fait connaître un jeune compositeur à profil nettement dessiné, et qui, bien qu’elle ne trouve peut-être pas le succès auprès de la grande masse du public, enchantera cependant le fin connaisseur et non seulement celui-là mais encore tous ceux qui regarderont de près pour connaître ses beautés intimes[37]. » Pourtant, la soirée est une réussite comme le rapporte une dépêche du Courrier de Berlin : « La première du Rêve sous la direction de Mahler a obtenu un succès d’abord sympathique, puis toujours de plus en plus chaud. Les interprètes et le compositeur présent ont été rappelés plusieurs fois après chaque acte.

 

            Bruneau a donc conquis une bonne partie de l’Europe et s’est ouvert une voie royale pour faire représenter ses prochains opéras qui l’amèneront jusqu’à Barcelone ou Saint-Pétersbourg. Parallèlement à ces reprises étrangères, le compositeur se rend dans une multitude d’opéras de province qui vont monter le Rêve avec plus ou moins de moyens. De Lyon à Angers jusque Rennes et Vichy, Bruneau parcoure la France pour monter son œuvre tout en regrettant ce rôle de « commis-voyageur du théâtre lyrique ». Il se montre souvent agacé par les conditions de travail qui sont les siennes et ne manque pas de s’en ouvrir à son épouse à qui il se confie, dans un ton virulent qu’on ne lui connaît pas mais qui était le sien lorsqu’il ne s’exprimait pas en public. Je ne citerai qu’un passage d’une de ces lettres :

 

Hier nous avons eu la répétition générale devant une salle bondée de bas boutiquiers, de cuisiniers, de cochers, de laveurs de vaisselle, de marchands de peu de lapin, d’employés de la préfecture et de la mairie, de conseillers municipaux et de critiques. Tu ne voudrais pas que ces personnes aient compris un mot ou une note à mon drame, je pense ; et il en a été ainsi. La pièce s’est traînée péniblement dans la stupéfaction générale jusqu’au quatrième acte où toutes les filles de cuisine, les récureuses de chaudron, les gardiennes de chalets de nécessité se sont mises à sangloter au point de couvrir complètement la voix des artistes qui, pourtant, poussaient des cris à démolir le théâtre. Alors, pendant dix minutes on a rappelé l’auteur qui n’a point consenti à paraître et qui a simplement dit au bon Campocasso qu’il ne saluait pas les gens qui lui vidaient son pot de chambre à l’hôtel[38]

 

C’est à Nantes qu’il reçoit le meilleur accueil et qu’il fait une rencontre décisive, en la personne d’Etienne Destranges, critique musical à L’Ouest Artiste qui est un fervent défenseur du Rêve et qui avait écrit en juillet 1891 une étude analytique et thématique du Rêve qu’il fait paraître d’abord dans son journal puis en brochure éditée et vendue en librairie. Entre les deux hommes naît une profonde amitié et une collaboration musicale intense, faite de plusieurs centaines de lettres qui seront éditées cette année par Jean-Christophe Branger.

           

            Voilà donc ce que l’on pouvait dire en quelques grands traits sur la réception du Rêve en France et à l’étranger entre 1888 et 1892. La profusion des articles, le nombre des débats initiés dans la presse montrent que si le Rêve ne fait pas l’unanimité, il a le mérite de ne pas laisser indifférent. En définitive, les critiques ne sont pas si éreintantes que l’on aurait pu le craindre et Zola, échaudé par ses échecs au théâtre, entrevoit la possibilité de poursuivre cette collaboration qui paraît si fructueuse et permet au théâtre naturaliste de s’exprimer.

            Le Rêve est donc une date importante dans l’histoire du théâtre lyrique français, annonciateur d’autres révolutions, dont celle qui sera initiée dix ans plus tard par Debussy avec Pelléas et Mélisande. Cet opéra a porté Bruneau au rang des compositeurs célèbres, loué par ses pairs tels Verdi ou Strauss. On pourrait également prolonger l’étude en notant les divers jugements à l’égard du Rêve tout au long de la première moitié du XXème siècle, cité en exemple par Debussy, longuement analysé par Charles Koechlin dans son Traité de l’orchestration et qui se rappelle comment cet opéra annonçait, en 1891, des tendances devenues communes en 1925 : « Nouveauté de l’orchestre et des harmonies, hardiesses d’écriture qui nous semblent aujourd’hui si naturelles, mais qui choquèrent à l’époque, livret débarrassé de toutes les conventions pour ne tendre qu’à la vérité[39]. » On peut alors regretter que cet opéra qui, selon Paul Dukas « sonnait le glas du vieux dogme lyrique en même temps que le baptême d’un art nouveau « , ne soit plus accessible au public de nos jours, comme l’ensemble des opéras de Bruneau. Maintenant que je vous ai donné les divers jugements et réactions de l’époque, je vous laisserai seuls juges en allant entendre le Rêve donné par l’Orchestre National de France le 15 mars 2003 et qui, je l’espère, initiera un retour durable de la musique d’Alfred Bruneau sur les scènes françaises.

 

 

 

 

 



[1] Le Gaulois, 30 octobre 1888, Mario Fenouil.

[2] Ibid.

[3] Le Figaro, Albert Millaud, 1er novembre 1888

[4] L’Echo de Paris, Edmond Deschaumes, 2 novembre 1888.

[5] Le Radical, Georges Lefèvre, 3 novembre 1888.

[6] Chabrier à Bruneau, lettre du 31 octobre 1888, coll. Puaux.

[7] Willy, La Paix, 11 janvier 1890.

[8] Gil Blas, 10 janvier 1890.

[9] Gil Blas, 13 août 1890.

[10] L’Echo de Paris, Auguste Germain, 14 avril 1891.

[11] L’Eclair, 6 juin 1891.

[12] L’Echo de Paris, Auguste Germain, 7 juin 1891.

[13] Le Matin, 19 juin 1891.

[14] Le Soleil du dimanche, G. Bercourt, 20 juin 1891.

[15] ***, 22 juin 1891, Henri de la Pomeraye.

[16] Le Gil Blas, 20 juin 1891, Victor Wilder.

[17] ***, 22 juin 1891, Henri de la Pommeraye

[18] Le Gil Blas, 20 juin 1891, Victor Wilder.

[19] Le Gil Blas, 20 juin 1891, Victor Wilder.

[20] Camille Bellaigue, lettre à Alfred Bruneau, coll. Puaux-Bruneau.

[21] Le Petit moniteur, 20 juin 1891.

[22] La Paix, Alfred Ernst, 20 juin 1891.

[23] Voir note 16.

[24] Le Gil Blas, Victor Wilder, 20 juin 1891.

[25] Le Radical, 19 juin 1891. A. Biguet.

[26] L’Eclair, 20 juin 1891.

[27] L’Echo de Paris, Henry Bauer, 20 juin 1891.

[28] Ibid.

[29] L’Echo de Paris, Bicoquet, 20 juin 1891.

[30] Le Mot d’ordre, Paul Lordon, 20 juin 1891.

[31] The Illustrated London News, 6 novembre 1891.

[32] The Penny Illustrated Paper.

[33] Bernard Shaw, Ecrits sur la musique, Robert Laffont, Bouquins, 1994.

[34] Le Soir, Lucien Solvay, 14 novembre 1891.

[35] La Gazette, 8 novembre 1891.

[36] Le Soir, 9 novembre 1891.

[37] Le Courrier de Berlin.

[38] Alfred Bruneau à Philippine, lettre du 12  mars 1895, Lyon.

[39] Charles Koechlin, Encyclopédie de la musique, sous la direction de Lavignac, Delagrave, 1925.