Colloque de Nanterre

 

16 et 17 novembre 2001

 

Terrains à vendre au bord de la mer

 

Une réécriture musicale du mythe de Tristan et Iseult

 

Jean-Sébastien Macke

 

 

La première lecture de Terrains à vendre au bord de la mer déconcerte le lecteur comme l’écoute de Tristan et Iseult de Wagner a déconcerté, en son temps (10 juin 1865), les mélomanes les plus avertis, restés abasourdis et bouleversés devant cet opéra. Rappelons que l’opéra de Wagner fut joué pour la première fois en France en 1897, au Grand Cercle d’Aix-les-Bains et à Paris, au Nouveau Théâtre en octobre 1899, sous la direction de Charles Lamoureux. La création à l’Opéra de Paris n’aura lieu qu’en 1904 avec Félia Litvinne dans le rôle d’Iseult et Albert Alvarez dans celui de Tristan. Le roman de Céard dérange pas sa forme hétéroclite, son foisonnement de personnages, d’intrigues, de références aussi diverses à la musique qu’aux sciences, au nationalisme ou à la politique.

            La critique a, également, trop souvent réduit ce roman à une simple utilisation de références explicites à l’œuvre de Wagner. C’est ce que fait Léon Guichard, dans son étude sur la présence de Wagner dans le roman français[1]. Il relève les influences de Wagner dans le roman français tantôt dans le sujet, tantôt dans le décor psychologique, tantôt dans l’âme des personnages. Effectivement, il y a tout cela dans le roman de Céard. Mais, il y a bien plus.

            Le Tristan et Iseult de Wagner est un opéra atypique dans l’œuvre du maître de Bayreuth. La partition de cet opéra est construite selon une écriture contrapuntique. C’est-à-dire que chaque partie a sa vie propre et que les thèmes circulent avec liberté d’une partie à l’autre en se superposant et en s’amalgamant, rompant avec son maître, Beethoven, et subissant l’influence de Bach. Au sein de cette écriture libérée des contraintes de l’harmonie, Wagner va développer de nombreux leitmotive, ces phrases musicales qui illustrent l’action, reviennent à l’évocation de tel sentiment et se modifient comme se modifie l’action et évoluent comme le font les sentiments.

            Cette écriture contrapuntique, avec l’emploi des leitmotive, est reprise par Céard dans l’écriture de son roman. Au sein d’une intrigue générale et continue (les parisiens en villégiature dans un petit village breton), il vient greffer des intrigues secondaires qui vont se succéder de manière naturelle et sans logique apparente, sans que l’auteur ait besoin de justifier leur présence.

            Dans ce fouillis apparent des intrigues, viennent se greffer les leitmotive, véritable marque de fabrique de l’écriture wagnérienne. Le motif conducteur le plus évident du roman est, sans conteste, celui de la mer. Celle-ci est plus qu’un décor au devant duquel l’action se déroule. La mer participe de l’action et évolue avec elle. Dans ses descriptions de la mer, Céard a constamment à l’esprit ce que Wagner avait fait de ce motif dans son opéra. Malbar s’en fait l’écho :

 

            Sans doute, c’était devant les mêmes flots battant aujourd’hui le rivage qu’il avait écrit [Wagner], au troisième acte, cette symphonie de la mer si différente de toutes les symphonies de la mer jusqu’alors écoutées, en musique, et qu’il avait surpris, noté, puis transmis aux instruments le rythme de cette voix éternellement profonde et sans silence[2].

 

A partir de ce moment, la mer va revenir de façon régulière et son aspect va se fondre avec l’action, pour mieux la souligner. Ainsi, dans les moments de crise (comme pendant les crises de folie de Madame Vincent Trois), la mer va se déchaîner. Lorsque Madame Vincent Trois sera rétablie, la tempête a disparu et il n’en restera plus que quelques traces comme on peut lire les traces de la maladie sur le visage de la pauvre folle. La mer est le lieu de nombreuses inspirations musicales. Notons l’Ouragan d’Alfred Bruneau, opéra dans lequel l’océan est le reflet des passions humaines. Les préludes des quatre actes décrivent un aspect différent de la mer, un peu comme les cinq chapitres décrivant Paris dans Une page d’amour de Zola. Chaque acte aura alors sa propre palette de couleurs dans laquelle le musicien va utiliser les différents tons pour faire évoluer ses personnages : amour, rivalité, meurtre, enfin exil Evoquons également La Mer de Debussy, poème symphonique en trois esquisses écrites entre 1903 et 1905, somme d’impressions et d’émotions qui se précipite dans ces pages écrites à Paris ou dans des endroits éloignés de la mer. Le spectacle marin y est le reflet de l’âme de l’artiste, au-delà de toute invention naturaliste.

Chien-de-Nous, le chien trouvé par Malbar, constitue également un motif conducteur majeur. Le chien apparaît dès les premières pages du roman et va revenir de façon régulière, souvent en fin de chapitre. Chien-de-Nous est chien de personne et de nulle part. Il est le néant de l’être humain et souligne la médiocrité des personnages du roman. C’est d’ailleurs sur lui que se termine le livre. Chien-de-Nous meurt aux pieds de Malbar et de Madame Trénissan. Il meurt aux pieds de leurs espoirs déçus, de leurs rêves détruits et de leurs idéaux à jamais disparus. Céard a alors ce commentaire :

 

Et le décès de la bête ravivant chez Malbar et Mme Trénissan toutes les douleurs qu’ils avaient subies, éperdus devant les détresses qu’ils redoutaient encore, dans l’avenir, épaves humaines se raccrochant l’une à l’autre, sur cette côte pleine des épaves de leurs rêves[3] […].

 

Chien-de-Nous est le miroir des aspirations déçues et l’oiseau de mauvais augure. Céard, habilement, confronte naturalisme et idéalisme, les contrepointe et les fait ainsi ressortir l’un par l’autre.

Nous devons également  remarquer que les leitmotive de Tristan et Iseult se caractérisent par leur concision au contraire des précédents opéras de Wagner. Céard semble vouloir  réemployer cette caractéristique nouvelle de l’écriture wagnérienne. L’expression « parce que c’est comme ça » est dans la bouche de tous les habitants de Kerahuel et rythme le roman dans son entier. La brièveté et la sécheresse de la formule n’appellent pas de réponse de la part des contradicteurs parisiens. De ce fait, les dialogues entre bretons et parisiens sont toujours très concis et le leitmotiv constitué à cette occasion n’a pas la possibilité d’évoluer, de varier. Ce motif va rester inchangé du début à la fin du roman et traduit l’immobilité des habitants de Kerahuel, leur impossibilité à évoluer, leur haine du modernisme et leur rejet de l’Autre.

Les leitmotive sont donc nombreux dans le roman et il est impossible de les traiter tous ici. Mais, ce qu’il importe de retenir avec l’évocation de ces trois exemples, c’est la manière dont Céard les emploie non pas à l’image de Wagner mais à l’image du Wagner de Tristan und Isolde, opéra dans lequel le compositeur fait évoluer ses propres théories de la composition. C’est dans un Wagner moderne que Céard trouve son inspiration.

 

Dans sa structure, le roman de Céard a également de nombreux points communs avec l’opéra de Wagner. Tristan und Isolde est construit selon une structure en triptyque. Le premier acte est celui du jour dans lequel les amants se découvrent comme tels. Le second acte est placé sous le sceau de la nuit avec les déchirements et la séparation. Enfin, le troisième acte est celui de la mort. Non pas la mort comme néant mais la mort libératrice qui voit la  dissolution des âmes dans l’essence de l’univers. Le troisième acte a ainsi pour ambition de dépasser l’antithèse du jour et de la nuit pour mieux la transcender.

Céard choisit de suivre le même schéma avec un aboutissement bien différent. Le premier tiers de l’œuvre est consacré aux amours de Malbar et de Mme Trénissan. Cet amour est possible grâce aux idéaux qui les mènent tous deux en matière de musique et de littérature. Au jour succède la nuit. Et c’est dans les ténèbres que leur amour entre avec l’échec musical de Mme Trénissan et l’impuissance créatrice de Malbar. Mais, à la différence de Tristan und Isolde, leur détresse ne va pas se résoudre dans une mort libératrice et salvatrice. Nous ne sommes pas dans le mythe mais bien dans la réalité. Malbar et Mme Trénissan vont se marier et donner la vie à un enfant. Laguépie, lorsqu’il voit pour la première fois cet enfant (nommé Tristan en souvenir des idéaux perdus) à la « physionomie de vieillard »[4] comprend à merveille le décalage qui se fait entre les Tristan et Iseult de la légende et leur pâle reflet qu’il a en face de lui :

 

Quel dénouement ! Quel musique non prévue par Wagner, pensa Laguépie. Tristan ! Yseult, quand finit l’opéra, en les faisant expirer à l’extrémité de la passion et du désir, Wagner leur a épargné l’horreur de se survivre dans une postérité lamentable et tourmentée, au lieu qu’ici, au déclin de l’art et de la vie, tout recommence – moins l’extase[5].

 

Dur retour à la réalité ! Malbar et Mme Trénissan, incapables de transcender leur art, sont tout aussi incapables de transcender leur amour. L’enfant est alors le signe du retour à l’immanence de l’art : l’art vénal pour vivre, pour survivre … L’Idéal est définitivement mort avec la naissance de Tristan et Iseult-Trénissan n’a même pas la possibilité (la chance ?) de mourir. Mais l’Isolde de la légende, quant à elle, disparaît complètement du roman. Isolde meurt à nouveau avec l’échec de l’art lyrique, avec l’échec de tous les arts.

Ce qui a perdu les amants du roman c’est cet enfermement dans leur maison de Kerahuel et la proximité du Château de Tristan. Dans l’opéra de Wagner, la mer du premier et du troisième acte entoure la forêt du second. La forêt est une nuit végétale qui protège les amants. Au contraire, Malbar et Mme Trénissan s’enferment dans une forteresse de pierre impropre à protéger les amants des tourments de la vie. La maison est une nuit minérale qui va les condamner à vivre dans un monde froid, dans lequel la pitié n’a pas sa place, à l’image du milieu musical parisien qui n’épargne pas la cantatrice qu’est Mme Trénissan.

 

 

Le mythe de Tristan et Iseult, revisité par Wagner, est donc présent structurellement dans le roman de Céard. Le romancier semble réaliser dans ce roman-fleuve les projets musicaux qu’il renfermait en lui et qu’il n’a jamais pu réaliser. Dans un article de l’Evènement du 24 août 1890, on apprend que Céard souhaitait écrire un livret d’opéra pour le compositeur Alfred Bruneau, qui travaillait à cette époque à la partition du Rêve, en collaboration avec Zola et le librettiste Louis Gallet. Ce projet ne verra jamais le jour. Il avait pour thème Héliogabale, empereur romain (218-222), grand prêtre du Baal solaire d’Emèse qu’il proclama dieu suprême de l’empire avant d’être assassiné par les prétoriens. Bruneau dut renoncer à un tel sujet, bien éloigné de ses conceptions naturalistes de l’opéra et en pleine contradiction avec sa volonté d’amener à l’Opéra des personnages issus du monde contemporain et laisser de côté les traditionnelles références à la mythologie ou à l’histoire. En outre, cela valut au compositeur ce commentaire ironique du journaliste Willy, dans le journal La Paix du 20 juin 1891 : « Espérons que jamais nous n’aurons à graver sur la pierre tumulaire de Bruneau : il aimait trop Héliogabale, c’est ce qui l’a tué ! ».

Céard avait, également, un autre projet, celui de mettre en opéra le poème de Henry Longfellow (1807-1882) : Evangéline (1847). Déjà, dans ce poème, on retrouve la thématique de l’amour de deux jeunes gens (Evangéline et Gabriel) que la guerre sépare aux moments de leurs noces et qui se retrouveront des années plus tard, Gabriel expirant dans les bras d’Evangéline. Cet opéra ne sera jamais écrit car le sujet a été réservé par l’éditeur de musique Georges Hartmann qui, selon Céard, « plante son pavillon industriel sur tous les sujets qui passent[6] ». On retrouve également, dans ce texte du poète américain, la même thématique de l’Attaque du Moulin, nouvelle des soirées de Médan dont Bruneau en fera un opéra, qui voit la séparation des amants aux jours de leurs fiançailles, au moment de l’invasion prussienne de 1870. A cette époque, Céard est donc préoccupé par l’opéra plus qu’à l’habitude. Dans une lettre de Bruneau à Louis Gallet[7] (7 septembre 1892), on apprend même que Céard, à Médan, s’est amusé à improviser des paroles sur la musique d’un lied allemand que le compositeur souhaite intégrer dans l’Attaque du Moulin au moment dit du lied de la sentinelle. Céard avait d’ailleurs pour projet d’adapter l’Attaque du Moulin pour le théâtre libre d’Antoine autour de 1890. La concurrence de Bruneau fut, sans doute, pour quelque chose dans l’éloignement de Céard vis-à-vis de Zola comme il le confie dans le journal l’Eclair du 6 octobre 1893. Voici ce que dit Céard :

 

J’ai tiré moi-même, il y a quatre ans, de la nouvelle de M. Zola, parue dans les Soirées de Médan, un drame en deux tableaux, qui fut lu au commencement de la saison 1889-1890 à M. Antoine, qui fut aussitôt reçu par lui. Certaines difficultés d’exécution et d’autres circonstances en avaient retardé la représentation lorsque la même nouvelle fut transformée en drame lyrique au cours de l’année 1892. Toutefois il a été convenu à cette même époque avec M. Zola, que le drame lyrique serait joué le premier et que mon adaptation passerait ensuite sur la scène du Théâtre-Libre. J’ose donc espérer que le jour maintenant prochain où ma pièce sera soumise au public parisien, on ne lui adressera pas le reproche de s’être inspirée de l’œuvre qui aura été représentée la première, puisque l’ordre dans lequel les deux ouvrages seront exécutés n’est pas celui dans lequel ils ont été écrits.

                Il sera peut-être alors intéressant, comme me le disait M. Zola au cours d’un entretien que j’eus avec lui, de voir quels partis différents deux auteurs peuvent tirer d’un même sujet.

                Vous dirai-je qu’au Théâtre-Libre, où l’on n’a pas les mêmes raisons qu’à l’Opéra Comique pour reporter à cent ans en arrière le sujet du drame, l’action se passera, comme dans la nouvelle, en 1870, quelques jours avant la bataille de Sedan

 

Enfin, le thème de Tristan et Iseult est dans l’air du temps au moment de l’écriture de Terrains à vendre. On notera trois romans, écrits à cette époque, évoquant le Tristan et Iseult de Wagner : le Mal d’aimer écrit en 1888 par Robert Godet, ami de Debussy et fidèle de Bayreuth, L’immolé d’Emile Baumann (1909) et Feuilles mortes de Jacques Morel (1910).

Nous avons également retrouvé, dans la collection Puaux-Bruneau, un livret inédit d’Alfred Bruneau, d’après la Fête à Coqueville de Zola. Bruneau souhaitait rompre avec les sujets graves et composer un opéra-farce, toujours d’après un texte de Zola. Ce livret, comme Terrains à vendre, fut écrit au bord de la mer, à Villers-sur-Mer, en 1907. On y retrouve les mêmes personnages de pêcheurs frustres, grossiers, violents. La mer est omniprésente et passe de la tempête à l’apaisement comme les habitants de Coqueville passent de la rivalité à la réconciliation générale, enivrés par les tonneaux d’alcool venus de l’Océan. Tout cela est repris pas Bruneau dans la nouvelle de Zola. Mais, Bruneau ajoute une dimension supérieure à la nouvelle primitive. L’alcool qui va rapprocher Margot et Delphin est un véritable philtre d’amour qui va ensorceler les deux amants et leur permettre de vivre un amour qui, au départ, était impossible. Ecoutons ce passage extrait du livret de Bruneau

 

Il ne faudrait pas grand’chose pour réconcilier le village … Un peu de la joie qu’il y avait dans le petit tonneau … […] Sur l’eau, l’orage est fini. Pourquoi ne s’achèverait-il pas aussi à Coqueville ? Margot, partage la gaieté que j’ai au cœur. Ce n’est point une vilaine ivresse que celle où l’on trouve l’oubli des misères et des haines, le consentement de vivre et d’aimer, l’illusion de l’éternelle allégresse. Ah ! si tu avais goutté avec moi, au cher petit tonneau, tu m’aimerais comme je t’aime, tu me serrerais dans tes bras comme je te serre dans les miens, tu rirais comme je ris et tu chanterais comme je le chante, le chant d’espérance, de tendresse, de pardon et de fête[8].

 

Margot finira par boire au tonneau et succomber à l’amour de Delphin. L’abbé Radiguet dira alors qu’il voit-là le « doigt de la Providence[9] » et la « main de Dieu[10] » avant de les bénir et de les marier. Ici, le philtre n’est pas un breuvage de mort. Nous sommes dans la farce, la mort y est absente. Le texte ne pouvait donc se terminer sur un amour transcendé par la mort mais sur un amour réalisé et matérialisé par la bénédiction du prêtre. Cet amour est le symbole de l’unité retrouvée dans le village et de la réconciliation des deux familles : les Floche et les Mahé. Bruneau, en reprenant cette nouvelle de Zola dans laquelle l’écrivain tourne en dérision ses propres théories, se place résolument du côté de la parodie. Ce n’est plus Tristan et Iseult mais Tristan embêté par Iseult, la parodie inventée par Céard dans son roman.

 

Le mythe de Tristan et Iseult et l’opéra de Wagner sont donc caractéristiques d’un art fin-de-siècle qui est fasciné par le triptyque : nuit, mort, amour. Céard est alors amené à élaborer une véritable réflexion sur le statut des arts et celui de la science. On retrouve ici le Céard à la fois musicien et médecin, fasciné par la stérilité de la création. Malbar est incapable d’écrire sa « grande étude par laquelle il essayait de mettre enfin la littérature moderne d’accord avec la science[11] ». Il doit faire face à l’échec de ses aspirations créatrices et soutenir la vision d’un « encrier d’où il ne tirait plus d’idées[12] ». L’art est donc source de néant. Plus grave encore, l’art est perverti, détourné de sa fonction. M. Nicous, le petit fonctionnaire, se sert de l’art pour essayer de prouver qu’il existe en dehors de son bureau. L’art devient une arme de vengeance contre une société avilissante. La pratique artistique doit apporter la fortune et rien d’autre. Les figures d’artistes qui traversent le roman sont toutes fausses. Mme Minahouet, qui passe pour une statuaire de talent, n’a jamais rien sculpté de sa vie et Mme Trénissan se flatte d’être de ces « cantatrices wagnériennes vastes génératrices de sons, hautes à l’égal des colosses, puissantes à la façon des locomotives[13] ». Mme Trénissan n’est pas une artiste mais une machine à produire des sons !

            Céard tente également d’évoquer la fusion de l’art, de la science et de la nature. Malbar essaie de retranscrire les sons émis par la nature selon une méthode scientifique et Mme Trénissan désire « accomplir l’entreprise surhumaine de rejoindre l’art avec la nature[14] ». Mais tout cela est voué à l’échec. Lorsque Mme Trénissan rejette la musique en piétinant son costume de scène il se fait un dur retour à la réalité. La fiction s’est à jamais évanouie. Elle comprend que l’art est un obstacle à l’amour et met un terme définitif à sa carrière. C’est alors l’échec de la musique mais aussi de la littérature et de la science. Le scientifique du roman, le docteur Laguépie, va se servir de la science comme instrument de vengeance en construisant un sanatorium sur la plage de Kerahuel. Et même cet édifice est menacé par la mer à la fin du roman.

            L’art est mort. Il ne reste plus que des ersatz de création. Après l’échec de Mme Trénissan dans le rôle d’Iseult, se joue à Kerahuel une parodie de l’opéra wagnérien : Tristan embêté par Yseult. Kerahuel s’ingénie à pervertir toute forme d’art, « déshonorant toute manifestation d’intelligence, avilissa[nt] jusqu’aux épaves d’art échouées et survivant sur ses côtes[15] ». L’art est mort et ses instruments en sont les témoins. La villa de Mme Trénissan, Kereol (la « villa du soleil » !), est transformée en charnier, en dépôt d’ordures. On la compare à un blockhaus et les fleurs qui parfumaient jadis la maison sentent maintenant la mort. Enfin, le piano noir est un cercueil dans lequel repose les illusions perdues.

 

Il semble donc maintenant évident qu’il faut voir dans Terrains à vendre au bord de la mer plus qu’une simple présence du wagnérisme. Ce roman est wagnérien de part sa structure, sa narration et son intrigue. Sa structure en triptyque est à l’image du Tristan und Isolde de Wagner mais avec un présupposé idéologique tout autre. Céard, plutôt que de magnifier l’amour, en fait l’instrument qui mènera l’art à l’échec. Sa narration est calquée sur l’écriture contrapuntique de Wagner dans laquelle les thèmes évoluent librement. C’est certainement cette liberté, parfois proche du désordre, qui perturbe encore aujourd’hui le lecteur dans un roman-fleuve aussi gigantesque que les opéras de Wagner.

            Pourtant, il resterait encore beaucoup à dire sur l’emploi de la musique dans ce roman de Céard comme ces oppositions réalité/fiction où la nature est un décor au-devant duquel se déroule un spectacle, où les habits sont des costumes et où les décors de théâtre sont faits d’après nature. On pourrait également s’intéresser à la déstructuration de la musique annonciatrice, déjà, de la musique sérielle et du dodécaphonisme. C’est bien ce que Mme Trénissan préfigure lorsqu’elle prend plaisir à des « improvisations sans dessin mélodique, ni rythme caractérisé[16] ». On retrouve là un Céard toujours en phase avec les différentes évolutions musicales. Son culte pour Wagner ne l’empêche pas, bien au contraire, d’avoir une vision claire de ce que sera la musique dans les dix prochaines années : Ravel et surtout Schonberg (1874-1951), le théoricien de l’atonalité et du dodécaphonisme sériel. 

            De tous les opéras de Wagner, Tristan et Iseult est le plus poignant, le plus simple, le plus humain. C’est cette humanité qui émane du roman de Céard et qui en fait le plus wagnérien des romans de la littérature française.

 

 

 

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