Terrains à vendre au bord de la mer d'Henry Céard

 

La nouvelle mort d'Isolde

 

Cahiers-Naturalistes, 2001

 

Ne revenons pas, pour l’instant, sur le contenu idéologique de Terrains à vendre au bord de la mer d’Henry Céard. Pour discutable qu’il soit, le roman est davantage audacieux dans sa réécriture du mythe médiéval, et maintenant wagnérien, de Tristan et Isolde. Et c’est de ce point de vue que Céard mérite d’être relu. La présence de Wagner dans cette œuvre a été étudiée par Léon Guichard[1]. Il faut maintenant aller plus loin et montrer en quoi le roman de Céard est une œuvre wagnérienne à part entière qui doit beaucoup au Tristan und Isolde[2] de Wagner dans sa construction  ainsi que dans sa structure narrative. Nous verrons, par ailleurs, comment, au travers de la musique, ce roman transcende le débat sur le statut de l’art et de la science dans les arts. Enfin, si l’on note dans ce texte volumineux la présence de Zola, qu’en est-il du Zola musicien et des théories musicales naturalistes de Bruneau ?

 

Ce qui surprend lorsque l’on découvre ce roman pour la première fois, c’est le foisonnement des personnages et des actions. Une soixantaine de personnages sont les acteurs de plusieurs trames romanesques développées en même temps. Ce « salmigondis[3] » est le premier indice de l’écriture wagnérienne de Céard. Le Tristan und Isolde de Wagner est un opéra atypique dans l’œuvre du maître de Bayreuth. La partition de cet opus est construite selon une écriture contrapuntique, dans laquelle les leitmotive sont plus concis qu’à l’habitude. Les thèmes y circulent librement au sein d’une mélodie continue. Tristan und Isolde voit également l’épanouissement du chromatisme. Et c’est là ce qu’a voulu recréer Céard dans le corps même de son écriture. Au sein d’une intrigue générale et continue (les parisiens en villégiature dans un petit village breton) il vient greffer des intrigues secondaires qui vont se succéder de manière naturelle et sans logique apparente (selon une conception contrapuntique du roman et à l’inverse d’une structure harmonique où les intrigues se superposent) avec la liberté qui caractérise l’écriture wagnérienne. En conséquence, à l’image des opéras wagnériens, la distribution des rôles, chez Céard, est monumentale.

Et c’est dans ce fouillis apparent des intrigues que viennent se greffer les leitmotive, véritables marques de fabrique d’une écriture qui se veut wagnérienne. Le motif conducteur le plus évident du livre est, sans conteste, celui de la mer. Celle-ci est plus qu’un décor au devant duquel l’action se déroule. La mer, leitmotiv wagnérien par excellence, participe de l’action et évolue avec elle. Et c’est cette mer aux accents musicaux que Malbar découvre à Kerahuel :

 

Sans doute, c’était devant les mêmes flots battant aujourd’hui le rivage qu’il avait écrit [Wagner], au troisième acte, cette symphonie de la mer si différente de toutes les symphonies de la mer jusqu’alors écoutées, en musique, et qu’il avait surpris, noté, puis transmis aux instruments le rythme de cette voix éternellement profonde et sans silence[4].

 

A partir de ce moment, la mer va revenir de façon régulière et son aspect va se fondre avec l’action, pour mieux la souligner. Ainsi, dans les moments de crise (comme pendant les accès de folie de Madame Vincent Trois), la mer va se déchaîner. Lorsque Madame Vincent Trois sera rétablie, la tempête sera calmée et il n’en restera plus que quelques traces comme on peut lire les traces de la maladie sur le visage de la pauvre folle. Chien-de-Nous, le chien trouvé par Malbar, constitue également un motif conducteur majeur. Le chien apparaît dès les premières pages du roman et va revenir de façon régulière, souvent en fin de chapitre. Chien-de-Nous est chien de personne et de nulle part. Il est le néant de l’être humain et souligne la médiocrité des personnages du roman. C’est d’ailleurs sur lui que se termine le livre. Chien-de-Nous meurt aux pieds de Malbar et de Madame Trénissan. Il meurt aux pieds de leurs espoirs déçus, de leurs rêves détruits et de leurs idéaux à jamais disparus :

 

Et le décès de la bête ravivant chez Malbar et Mme Trénissan toutes les douleurs qu’ils avaient subies, éperdus devant les détresses qu’ils redoutaient encore, dans l’avenir, épaves humaines se raccrochant l’une à l’autre, sur cette côte pleine des épaves de leurs rêves[5] […].

 

Chien-de-Nous est le miroir des aspirations déçues et l’oiseau de mauvais augure.

Nous avons également fait remarquer que les leitmotive de Tristan und Isolde se caractérisaient par leur concision. Céard tente de réemployer cette caractéristique nouvelle de l’écriture wagnérienne. L’expression « parce que c’est comme ça » est dans la bouche de tous les habitants de Kerahuel et rythme le roman dans son entier. La brièveté et la sécheresse de la formule n’appellent pas de réponse de la part des contradicteurs parisiens. De ce fait, les dialogues entre bretons et parisiens sont toujours très concis et le leitmotiv constitué à cette occasion n’a pas la possibilité d’évoluer, de varier. Ce motif va rester inchangé du début à la fin du roman et traduit l’immobilité des habitants de Kerahuel, leur impossibilité à évoluer, leur haine du modernisme et leur rejet de l’Autre.

Les leitmotive sont donc nombreux dans le roman et il est impossible de les traiter tous ici. Mais, ce qu’il importe de retenir avec l’évocation de ces trois exemples c’est la manière dont Céard les emploie non pas à l’image de Wagner mais à l’image du Wagner de Tristan und Isolde, opéra dans lequel le compositeur fait évoluer ses propres théories de la composition. C’est un Wagner moderne que Céard désire imiter dans son roman.

 

Dans sa structure, le roman de Céard a également de nombreux points communs avec l’opéra de Wagner. Tristan und Isolde est construit selon une structure en triptyque. Le premier acte est celui du jour dans lequel les amants se découvrent comme tels. Le second acte est placé sous le sceau de la nuit avec les déchirements et la séparation. Enfin, le troisième acte est celui de la mort. Non pas la mort comme néant mais la mort libératrice qui voit la  dissolution des âmes dans l’essence de l’univers. Le troisième acte a ainsi pour ambition de dépasser l’antithèse du jour et de la nuit pour mieux la transcender[6].

Céard choisit de suivre le même schéma avec un aboutissement bien différent. Le premier tiers de l’œuvre est consacré aux amours de Malbar et de Mme Trénissan. Cet amour est possible grâce aux idéaux qui les mènent tous deux en matière de musique et de littérature. Au jour succède la nuit. Et c’est dans les ténèbres que leur amour entre avec l’échec musical de Mme Trénissan et l’impuissance créatrice de Malbar. Mais, à la différence de Tristan und Isolde, leur détresse ne va pas se résoudre dans une mort libératrice et salvatrice. Nous ne sommes pas dans le mythe mais bien dans la réalité. Malbar et Mme Trénissan vont se marier et donner la vie à un enfant. Laguépie, lorsqu’il voit pour la première fois cet enfant (nommé Tristan en souvenir des idéaux perdus) à la « physionomie de vieillard[7] » comprend à merveille le décalage qui se fait entre les Tristan et Iseult de la légende et leur pâle reflet qu’il a en face de lui :

 

Quel dénouement ! Quel musique non prévue par Wagner, pensa Laguépie. Tristan ! Yseult, quand finit l’opéra, en les faisant expirer à l’extrémité de la passion et du désir, Wagner leur a épargné l’horreur de se survivre dans une postérité lamentable et tourmentée, au lieu qu’ici, au déclin de l’art et de la vie, tout recommence – moins l’extase[8].

 

Dur retour à la réalité ! Malbar et Mme Trénissan, incapables de transcender leur art, sont tout aussi incapables de transcender leur amour. L’enfant est alors le signe du retour à l’immanence de l’art : l’art vénal pour vivre, pour survivre … L’Idéal est définitivement mort avec la naissance de Tristan et Iseult-Trénissan n’a même pas la possibilité (la chance ?) de mourir. Mais l’Isolde de la légende, quant à elle, disparaît complètement du roman. Isolde meurt à nouveau avec l’échec de l’art lyrique, avec l’échec de tous les arts.

Ce qui a perdu les amants du roman c’est cet enfermement dans leur maison de Kerahuel et la proximité du Château de Tristan. Dans l’opéra de Wagner, la mer du premier et du troisième acte entoure la forêt du second. La forêt est une nuit végétale qui protège les amants. Au contraire, Malbar et Mme Trénissan s’enferment dans une forteresse de pierre impropre à protéger les amants des tourments de la vie. La maison est une nuit minérale qui va les condamner à vivre dans un monde froid, dans lequel la pitié n’a pas sa place, à l’image du milieu musical parisien qui n’épargne pas la cantatrice qu’est Mme Trénissan.

 

Enfin, Terrains à Vendre constitue une réécriture de l’opéra de Wagner en ce qui concerne les problèmes de la langue et de la nation. On sait que Wagner recherchait l’inspiration dans les mythes nordiques et que ses œuvres ont servi à l’exaltation de la nation allemande[9]. Céard va alors constamment jouer sur l’opposition du français et de l’allemand. L’Isolde allemande devient une Yseult francisée et Céard, par l’intermédiaire de Malbar, rappelle que cette légende est « d’essence absolument française[10] ». On pourrait croire alors que le roman servira à Céard pour exalter la patrie française, comme il sait le faire par ailleurs. Au contraire, Céard évoque de nombreuses fois l’échec du français face au patois tout d’abord puis face, également, à l’allemand. Ainsi, Laguépie découvre dans un journal local ce qu’on écrit à propose du français :

 

Mes chers compatriotes, réveillez-vous et jurez dès aujourd’hui de ne plus salir vos lèvres avec aucune parole française. Voilà la meilleure réponse que vous avez à faire à cette race de bandits[11].

 

C’est donc une France malmenée, représentée par les parisiens, que Céard met en scène. La petite Pauline est dans l’obligation de ne parler qu’en anglais ou en allemand. La fête nationale du 14 juillet est célébrée le 26 et Laguépie est reconnu surtout en Allemagne. Terrains à Vendre ne constitue donc pas un hymne à la patrie française mais sert de laboratoire pour montrer le danger qu’encourt la patrie. C’est en nationaliste protecteur de sa patrie que Céard écrit. Ces terrains à vendre au bord de la mer ne seraient-ils pas alors la métaphore d’une France menacée d’envahissement, au bord du précipice ? C’est certainement-là le côté le plus contestable du roman.

                                                          

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Réduire le roman de Céard à une simple réécriture de Wagner est une véritable erreur de lecture. Céard nous propose plus que le simple hommage au compositeur allemand. Il élabore une réelle réflexion sur le statut des arts et sur celui de la science. Céard semble fasciné par la stérilité de la création. Malbar est incapable d’écrire sa « grande étude par laquelle il essayait de mettre enfin la littérature moderne d’accord avec la science[12] ». Il doit faire face à l’échec de ses aspirations créatrices et soutenir la vision d’un « encrier d’où il ne tirait plus d’idées[13] ». L’art est donc source de néant. Plus grave encore, l’art est perverti, détourné de sa fonction. M. Nicous, le petit fonctionnaire, se sert de l’art pour essayer de prouver qu’il existe en dehors de son bureau. L’art devient une arme de vengeance contre une société avilissante. La pratique artistique doit apporter la fortune et rien d’autre. Les figures d’artistes qui traversent le roman sont toutes fausses. Mme Minahouet, qui passe pour une statuaire de talent, n’a jamais rien sculpté de sa vie et Mme Trénissan se flatte d’être de ces « cantatrices wagnériennes vastes génératrices de sons, hautes à l’égal des colosses, puissantes à la façon des locomotives[14] ». Mme Trénissan n’est pas une artiste mais une machine à produire des sons !

            Céard tente également d’évoquer la fusion de l’art, de la science et de la nature. Malbar essaie de retranscrire les sons émis par la nature selon une méthode scientifique et Mme Trénissan désire « accomplir l’entreprise surhumaine de rejoindre l’art avec la nature[15] ». Mais tout cela est voué à l’échec. Lorsque Mme Trénissan rejette la musique en piétinant son costume de scène il se fait un dur retour à la réalité. La fiction s’est à jamais évanouie. Elle comprend que l’art est un obstacle à l’amour et met un terme définitif à sa carrière. C’est alors l’échec de la musique mais aussi de la littérature et de la science. Le scientifique du roman, le docteur Laguépie, va se servir de la science comme instrument de vengeance en construisant un sanatorium sur la plage de Kerahuel. Et même cet édifice est menacé par la mer à la fin du roman.

            L’art est mort. Il ne reste plus que des ersatz de création. Après l’échec de Mme Trénissan dans le rôle d’Iseult, se joue à Kerahuel une parodie de l’opéra wagnérien : Tristan embêté par Yseult. Kerahuel s’ingénie à pervertir toute forme d’art, « déshonorant toute manifestation d’intelligence, avilissa[nt] jusqu’aux épaves d’art échouées et survivant sur ses côtes[16] ». L’art est mort et ses instruments en sont les témoins. La villa de Mme Trénissan, Kereol (la « villa du soleil » !), est transformée en charnier, en dépôt d’ordures. On la compare à un blockhaus et les fleurs qui parfumaient jadis la maison sentent maintenant la mort. Enfin, le piano noir est un cercueil dans lequel repose les illusions perdues, dans lequel repose Isolde à jamais disparue.

 

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            Il est impossible d’évoquer la musique dans le roman de Céard sans évoquer la figure de Zola. On sait que celui-ci est présent dans le personnage de M. Pascal, criminel en fuite. On se rappelle  que « Pascal » est le pseudonyme que Zola avait pris lors de son arrivée en exil à Londres. Céard semble ainsi régler des comptes avec celui qui fut son maître en littérature et avec qui il se fâcha puis se brouilla totalement lors de l’Affaire Dreyfus. Mais Zola est également présent de manière plus diffuse lorsque Céard évoque les relations de la littérature et de la science. Le plus souvent, Céard aime à prendre le contre-pied de l’auteur des Rougon-Macquart. L’écrivain fait dire à Malbar les bienfaits de la mer qui abolit les désirs des sens alors que, chez Zola, la mer est propice à les exacerber comme on a pu le voir dans Les coquillages de Monsieur Chabre, nouvelle écrite en 1876. De la même manière, Céard évoque une théorie toute anti-naturaliste qui consiste à « arranger la réalité, à lui donner l’artifice et l’apprêt d’une mise en scène[17] » alors que Zola s’était fixé la mission de donner de la réalité à la fiction

            Enfin, si l’on parle de musique, il faut convoquer la figure du compositeur et ami de Zola : Alfred Bruneau. Si ce dernier n’est pas présent physiquement dans le roman, du moins ses théories musicales le sont. Comment ne pas penser à L’Ouragan, drame lyrique sur un livret de Zola et une partition de Bruneau, lorsque Céard décrit la musique descriptive de Wagner qui imite l’océan en furie :

 

            Avec les thèmes haletants de Richard Wagner, l’Océan tout entier grondait dans ses basses tremblantes et profondes. Sur le chalumeau du pâtre, la lancinante mélodie de souvenir et de mort se lamentait, cependant que l’angoisse de l’attente s’exaspérait auprès d’elle, en tierces désespérées[18].  

 

            C’est le prélude du deuxième acte de L’Ouragan qui est ici résumé. L’océan déchaîné est à l’image des passions humaines qui vont tout détruire sur leur passage.

            Céard, pour terminer, n’oublie pas de rappeler le débat qui avait eu cours dans les années 1890 sur l’utilisation de la prose dans les œuvres lyriques. Notons, pour mémoire, que Zola et Bruneau furent les initiateurs de cette pratique nouvelle avec, en 1897, la création de Messidor.

 

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            Il semble donc maintenant évident qu’il faut voir dans Terrains à vendre au bord de la mer plus qu’une simple présence du wagnérisme. Ce roman est wagnérien de part sa structure, sa narration et son intrigue. Sa structure en triptyque est à l’image du Tristan und Isolde mais avec un présupposé idéologique tout autre. Céard, plutôt que de magnifier l’amour, en fait l’instrument qui mènera l’art à l’échec. Sa narration est calquée sur l’écriture contrapuntique de Wagner dans laquelle les thèmes évoluent librement. C’est certainement cette liberté, parfois proche du désordre, qui perturbe encore aujourd’hui le lecteur dans un roman-fleuve aussi gigantesque que les opéras de Wagner.

            Pourtant, il resterait encore beaucoup à dire sur l’emploi de la musique dans ce roman de Céard comme ces oppositions réalité/fiction, idéal/matérialisme ainsi que sur la déstructuration de la musique annonciatrice, déjà, de la musique sérielle et du dodécaphonisme.

            De tout cela, il faut retenir que le génie de Céard est d’écrire une œuvre littéraire à la confluence des différentes révolutions musicales qui se succèdent depuis Wagner. Et, rien que pour cela, Céard devrait trouver toute sa place dans les études sur les relations entre la littérature et la musique.

 



[1] Léon Guichard, La musique et les lettres en France au temps du wagnérisme, Presses Universitaires de France, 1963, p. 196-202

[2] Un enregistrement de référence, Tristan und Isolde, Karl Böhm, Festival de Bayreuth, 1966

[3] Henri Mitterand, in Le magazine littéraire, novembre 2000

[4] Henry Céard, Terrains à vendre au bord de la mer, Mémoire du Livre, 2000, p. 34

[5] Henry Céard, op. cit., p. 925

[6] Marc Honegger, Dictionnaire de la musique vocale, Larousse, 1998

[7] Henry Céard,  op. cit., p. 765

[8] Henry Céard, op. cit., p. 766

[9] Marcel Schneider, Wagner, Seuil, Solfèges, 1960

[10] Henry Céard, op. cit., p. 38

[11] Ibid., p. 257

[12] Henry Céard, op. cit., p. 82

[13] Ibid., p. 373

[14] Ibid., p. 167

[15] Ibid., p. 351

[16] Ibid., p. 693

[17] Henry Céard, op. cit., p. 348

[18] Ibid., p. 229

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