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Emile Zola et Alfred Bruneau

 

L'opéra naturaliste à la fin du XIXème siècle

 

 

 

« Ma femme m'envoie un Gaulois triomphant!

 

Bravo, Bruneau, bravo, Alfred, bravo, mon vieux! Vous avez eu une idee de génie, car c'est un ouvrage joué, et sûrement et à brêve échéance! chic! chic! chic! Et ce que ça va embêter du monde! rechic ! rechic ! rechic ! Hop là ! au travail. Mais ne vous pressez pas trop néanmoins camarade. Que ce soit du nanan ! et le nanan ne se rencontre pas tous les jours ; avec ce titre, avec Zola, avec Gallet, vous pouvez être convaincu qu'on voudra voir aussitôt que le mot fin aura été mis au bas de votre partition. Donc, hâtez-vous lentement. je suis ravi pour le papa, pour la jeune épouse, pour vous et pour ce cochon d'art que nous aimons tant[1]

 

Ainsi s'enthousiasme Emmanuel Chabrier dans une lettre à Alfred Bruneau datée du 31 octobre 1888. Le Gaulois et Le Matin ont tous deux publié la veille une nouvelle qui fera sensation et dont le titre est «Un opéra de M. Zola ». Personne ne s'imagine, à ce moment, qu'est née entre le célèbre écrivain et le jeune compositeur une amitié intense qui aura pour fruits de nombreux opéras et qui révolutionnera, un temps, le Landerneau de la musique française.

 

Alfred Bruneau est né à Paris le 3 mars 1857. C'est en assistant aux concerts familiaux donnés par ses parents, musiciens amateurs (Alfred père au violon et Aurélie, la mère, au piano), que le jeune enfant: est sensibilisé à l'art musical. A quinze ans, il entre au Conservatoire, dans la classe de violoncelle de Franchomme, puis commence à “faire de la musique[2]” aux concerts populaires Pasdeloup, selon l'expression même du chef d'orchestre (que Bruneau jugera d'ailleurs comme un  “médiocre batteur de mesure[3]”). Puis il intègre, en 1878, la classe de composition de Massenet, pour obtenir en 1881 le second prix de Rome (il n'y eut pas de premier prix cette année-là). Kérim, son premier opéra, est joué en 1887 et remporte un succès d'estime. Echappant de peu à l'incendie de l'Opéra-Comique la veille de la naissance de Suzanne, son unique fille, Bruneau se sait marqué par le destin. Quelques mois plus tard, il fait la rencontre d'Emile Zola, en mars 1888.

 

Bruneau souhaite mettre en musique La Faute de l'abbé Mouret, le roman de Zola paru en 1875, pour en faire un opéra. Il lui faut donc l'accord de l'auteur et c'est Frantz Jourdain, architecte et ami de Zola, qui introduit Bruneau chez le grand écrivain. Or Zola avait déjà laissé les droits d’adaptation musicale de ce roman au maître de Bruneau, Massenet. L'écrivain, attristé par la déconvenue du jeune homme, lui confie néanmoins son nouveau roman, Le Rêve, mais ne prend pas part à l'écriture du livret. Trop absorbé par sa rencontre avec Jeanne Rozerot et par l'écriture de La Bête humaine, il décide, avec Bruneau, de confier le livret à Louis Gallet, directeur de l'hôpital Lariboisière et librettiste déjà célèbre de Bizet et Massenet. Mais cela n'empêche pas Zola de suivre attentivement les différentes étapes de cette aventure totalement nouvelle pour lui. La musique, depuis son lointain passé aixois de clarinettiste amateur, est un art qu'il délaisse et auquel il reproche son pur aspect sensuel, dénué de toute approche intellectuelle :

 

Je cours le risque d'ameuter les musiciens contre moi, mais je dirai toute ma pensée. La littérature demande une culture de l'esprit, une somme d'intelligence, pour étre goûtée ; tandis qu'il ne faut guère qu'un tempérament pour prendre à la musique ces vives jouissances. Certainement, j'admets une éducation de l'oreille, un sens particulier du beau musical ; je veux bien même qu'on ne puisse pénétrer les grands maîtres qu'avec un raffinement extrême de la sensation. Nous n'en restons pas moins dans le domaine pur des sens, l'intelligence peut rester absente[4].

 

Le Réve fut créé à l'Opéra-Comique le 18 juin 1891. Silence glacé puis enthousiasme. Voilà qui résume à merveille la réaction du public au soir de la première. L'auditoire fut d'abord dérouté par ces personnages venus du monde contemporain, par leurs costumes de ville et par le réalisme de l'action et de la mise en scène. Il fut également troublé par les audaces musicales de Bruneau telles que la sobriété des accords parfaits qui ouvrent l'opéra ou le passage bitonal (pratiquement atonal) qui illustre les angoisses de l'évêque Jean d'Hautecoeur. L'oeuvre ne laissa pas non plus indifférents les pairs de Bruneau, qui saluèrent en lui le nouveau maître de la musique lyrique française. En 1900, Paul Dukas se souvenait de la première du Rêve en ces termes :

 

Les cloches du Rêve sonnaient le glas du vieux dogme lyrique en meme temps que le baptême d'un art nouveau. L'oeuvre de M. Bruneau appartient à cette catégorie de productions trop rares par lesquelles s'affirment une volonté et un tempérament. Après avoir subi l'épreuve du silence, elle nous réapparaît dans toute sa vigueur, dans toute sa rudesse, si l'on veut, mais aussi dans toute sa vivante poésie, dans toute sa vibrante humanité[5].

 

C’est sur la proposition de Zola que L’Attaque du moulin, nouvelle parue dans les Soirées de Médan en 1880, sera adaptée à la scène lyrique à partir de l’été 1891, après la création du Rêve et dans l’euphorie de son succès. Ce choix d’une nouvelle traitant de la guerre de 1870 n’est pas anodin : le sujet est plus dans la veine naturaliste que l’action du Rêve. Enhardi par le succès de cette première oeuvre, Zola éprouve certainement le désir d’imposer un peu plus le naturalisme à l’opéra après son relatif échec au théâtre. Le livret est toujours confié à Louis Gallet, mais Zola écrit un texte en vers connu sous le titre Adieux à la forêt, une des plus belles pages de cet opéra, qui sera popularisé au XXème siècle par le ténor Georges Thill. Cette complainte chantée par Dominique, promis à l’exécution par l’envahisseur prussien, est remarquable par sa force émotive tout comme le personnage de Marcelline, absent de la nouvelle, qui crie sa haine de la guerre et donne à l’opéra toute sa force pacifiste. Mais Zola a dû céder en ce qui concerne la datation de l’intrigue. En effet, le directeur de l’Opéra-Comique n’était pas prêt à mettre sur scène des soldats allemands vingt ans à peine après la guerre de 1870. Le drame a donc été replacé dans le contexte de la Révolution française. Loin d’affaiblir le drame, ce changement donne à l’oeuvre un aspect intemporel et universel qui en fait sa force.

 

Après la création de ce secon opéra, en novembre 1893, Zola envisage un engagement plus concret de sa part dans l’écriture des livrets. Il signe le 31 décembre 1893 son premier livret, Lazare, qui ne sera mis en musique par Bruneau qu’après sa mort. Puis il écrit le livret de Messidor. La première innovation de Messidor tient dans l’utilisation de la prose. En effet, le vers était de rigueur dans les oeuvres lyriques et principalement celles jouées au Palais Garnier. Des tentatives avaient été faites notamment avec Gouno, qui avait dû renoncer à mettre en musique le texte en prose du Georges Dandin de Molière. Messidor est donc la première oeuvre lyrique en prose avant Fervaal de Vincent d’Indy, écrit en 1895 mais créé après Messidor, avant Louise de Charpentier et avant Pelléas et Mélisande de Debussy, ouvrant ainsi une voie nouvelle dans le champ de la création lyrique. Bruneau et Zola se défendent de vouloir faire du Wagner à la française et ils n’ont de cesse de souligner les différences, les écarts. Pourtant, l’intrigue de Messidor fait immédiatement penser à celle de L’Or du Rhin, cet opéra de Wagner qui voit la lutte pour la possession de l’or du Rhin entre les Fille du Rhin, le nain Alberich, roi des Nibelungen, Witan et les deux géants Fafner et Fasolt. Il y est question d’un anneau fait avec l’or du Rhin qui porte malheur à qui le possède. On retrouve cet anneau maléfique dans Messidor sous la forme du collier magique de Véronique, “qui donne le bonheur aux êtres purs, qui force les coupables à se livrer[6]”. Messidor, lutte entre Gaspatd qui assèche les terres pour retirer l’or de la rivière et les paysans condamnés à cultiver une terre inculte, s’achève sur la disparition de cet or maudit comme L’Or du Rhin se conclut sur les gémissements des Filles du Rhin qui pelurent la perte de l’or. Les similitudes sont donc nombreuses mais les deux opéras diffèrent sur un point capital : alors que Wagner place l’action au sein de la mythologie nordique, Zola déroule l’intrigue au milieu d’être réels, des paysans pauvres de l’Ariège. C’est en cela que l’oeuvre lyrique zolienne est hautement naturaliste. Le souci de Zola est de dénoncer la tyrannie du patronat (comme il l’a fait dans Germinal), de décrire la dur labeur des paysans (on se rappelle La Terre) et poser des questions sur les bénéfices de la modernité (Travail, second volet des Quatre Evangiles, est déjà là.) En un mot : faire une oeuvre pleine de Vérité et d’Humanité.

Zola se passionne donc pour l’opéra tout en trouvant en Bruneau un ami précieux qui sera présent à ses côtés tout au long de la terrible affaire Dreyfus. C’est en présentant le ménage Bruneau à Dreyfus que Zola exprime l’attachement si fort qui le lie au compositeur : “Ceux-là sont de ma famille[7].” De cette amitié indéfectivle va naître encore L’Ouragan, créé le 29 avril 1901 et salué notamment par Debussy : “La musique atteint à la tragédie antique par toute l’horreur exprimée du sentiment des personnages, et de cet autre personnage qui plane et hurle déchaîné ... la Mer[8].” Cet opéra érige le leitmotiv en art puisque l’on en compte pas moins de dix-sept thèmes en plus des quarante-deux variations du leitmotiv de la Mer, personnage central de l’oeuvre.

L’Enfant Roi, joué le 3 mars 1905, trois ans après la mort de Zola, est la dernière contribution de l’écrivain à l’art lyrique. Cette disparition du collaborateur, de l’ami, va profondément marquer Bruneau qui, dans une lettre à son épouse, clame sa douleur : “Je ne sais plus me conduire dans la vie. Je suis un être fini, démoli, définitivement à terre[9].” De cette douleur, Bruneau va faire une force et poursuivre sa carrière dans une fidèlité totale à l’ami disparu. Il va, tout d’abord, mettre en musique le premier livret de Zola, Lazare, pour en faire un oratorio en un acte. Puis Bruneau devient son propre librettiste et adapte de nouvelles oeuvres de Zola, comme Naïs Micoulin et Les Quatre Journées. Entre-temps, il réalise enfin son rêve premier de composer une musique de scène pour La Faute de l’abbé Mouret.

Alfred Bruneau, au soir de sa vie, ne saurait se retirer sans avoir livré les souvenirs qui l’unirent, un temps, au maître de Médan. A l’ombre d’un grand coeur paraît chez Fasquelle en 1931 et reprend les souvenirs de cette collaboration unique entre un compositeur et un écrivain. Livre-hommage que Bruneau offre au public et qui, de plus, met en valeur les qualités d’écrivain que possédait le compositeur, mais également livre-mémoire qui s’attache à conter la fabuleuse aventure qui fut la sienne aux côtés de Zola

Alfred Bruenau fut donc autant marqué par la figure tutélaire de Zola que ce dernier le fut pour le talent, la sincérité et l’amitié que lui porta le compositeur. Bruneau est trop modeste pour reconnaître l’importance réelle qu’il joua aux côtés d’un écrivain pris dans la tourmente de la folie antidreyfusarde. Il ne se considère que comme un “ouvrier consciencieux[10]”. Aussi, il faut chercher parmi ses proches pour savoir ce que Bruneau fut pour Zola. Et c’est Mme Zola qui nous offre ces quelques lignes écrites après la mort de l’écrivain et rendant justice à Alfred Bruneau :

 

Aujourd’hui, mon bon ami, c’est moi qui ai cette tristesse de vous mettre entre les mains La Faute de l’abbé Mouret, croyez que c’est mon cher mari qui vous la donne, que je ne suis ici que son humble intermédiaire, mais autant que lui, je pense que vous êtes le seul, par votre adoration sans bornes, par l’étroite union de vos âmes en art, ainsi que par les oeuvres précédentes, associer votre art musical à la littérature de mon cher mari, si bien que l’on pourrait croire qu’il n’y a qu’un seul auteur tant vos pensées et vos natures vibraient de même[11].

 

 

 



[1] Lettre d’Emmanuel Chabrier à Alfred Bruneau, 31 octobre 1888, collection particulière.

[2] Alfred Bruneau, « Souvenirs inédits », Revue internationale de musique française, n°7, février 1982, p. 29.

[3] Ibid., p. 30.

[4] Emile Zola, « Le naturalisme au théâtre », O.C., t. XI, p. 317.

[5] Paul Dukas, Revue hebdomadaire, 3 novembre 1900.

[6] Emile Zola, « Messidor », Le Figaro, 17 février 1897.

[7] Alfred Bruneau, op. cit., p. 165.

[8] Claude Debussy, Revue blanche, 18 mai 1901.

[9] Lettre d’Alfred Bruneau à son épouse, mars 1903, collection particulière.

[10] Roger Martin du Gard, Journal, Gallimard, 1993, t. II, p. 69.

[11] Lettre de Mme Zola à Alfred Bruneau, 27 avril 1903, collection particulière.